Les enjeux de santé autour de la vaccination en Europe du xviiie siècle à nos jours

Résumé

De nombreuses régions du monde semblent avoir connu des formes empiriques d’immunisation contre des maladies contagieuses et notamment une, avec un certain succès, l’inoculation de la variole. Cette pratique, importée en Europe au xviiie siècle par une Anglaise, anticipe sur la découverte faite par Jenner de la première vaccination proprement dite. Le sort démographique des Européens se trouve ainsi lié à cette méthode préventive désormais mondialisée mais qui a néanmoins ses détracteurs.

Constant Joseph Desbordes (1761-1827), Le médecin Jean Louis Alibert (1768-1837) procédant à une vaccination anti-variolique, huile sur toile, 139 x 111 cm, vers 1820, Collection du Musée de la chartreuse de Douai, Dépot du musée du Louvre. Source : Wikipédia

Les maladies contagieuses ne s’arrêtent pas aux frontières. L’histoire de la peste noire qui ravagea l’Europe au milieu du xive siècle et réduisit jusqu’à la moitié de sa population est bien connue. Toutefois, ces grandes épidémies obéissent à des cycles déterminés en partie par les conditions environnementales, y compris humaines, et par la « concurrence » entre maladies. À chaque temps historique peut être associée la prévalence de l’une ou de l’autre. Ce concept, nommé pathocénose par l’historien de la médecine Mirko Grmek, fournit ainsi un cadre explicatif à l’évolution sanitaire des Européens à travers les âges, de la « peste » justinienne à l’épidémie de sida.

De la variolisation à la vaccination (xviiie siècle)

Les grandes maladies doivent leur prévalence à certaines conditions favorables : un changement de climat, le développement du commerce terrestre ou maritime, le regroupement des hommes dans des villes, leur pénétration dans des zones vierges, leur cohabitation avec les animaux, etc. À partir du xviiie siècle, les peuples européens, qui subissaient jusque-là leur sort épidémique plus qu’ils ne le maîtrisaient, découvrent un nouveau moyen prophylactique : l’inoculation puis la vaccination. La première de ces pratiques, qui consiste à inoculer volontairement la variole aux jeunes enfants à l’aide du pus séché d’un malade, est importée d’Orient en 1721 par Lady Montagu, épouse d’un ambassadeur anglais à Constantinople. L’immunisation obtenue est bonne (puisque le virus est présent bien qu’atténué naturellement) mais dangereuse (cette atténuation naturelle est aléatoire). À la fin du siècle, un médecin de campagne anglais, Edward Jenner, s’aperçoit que les vaches contractent une maladie similaire (la vaccine, ou cowpox) transmissible à l’homme et qui produit une immunité contre la forme humaine. Il nomme cette maladie bovine variola vaccina (variole des vaches). Le mot « vaccination » dérivera de cette découverte.

Par rapport à l’inoculation, la vaccination jennérienne présente bien des avantages : la vaccine n’est pas contagieuse d’humain à humain, elle immunise très bien contre la variole et s’avère beaucoup moins dangereuse. Mais le « fluide-vaccin » est compliqué à obtenir car la maladie bovine est rare, il faut donc se résoudre à prélever la lymphe immunisante directement sur les jeunes malades comme au temps de l’inoculation. C’est la méthode dite « de bras à bras », qui pose rapidement des problèmes de sécurité sanitaire car la lymphe ainsi prélevée peut contenir d’autres germes transmissibles, dont celui de la syphilis. Quoi qu’il en soit, elle est adoptée dans le monde entier en quelques années : on opère à Vienne et à Stockholm à peine deux mois après l’annonce de la découverte par Jenner, puis à Hanovre, Genève et Gênes. À l’été 1799, la vaccine traverse l’Atlantique. En 1801, elle est déjà connue de l’ensemble du monde occidental et atteint la Russie, puis l’Inde en 1802, l’Australie en 1804, les Philippines en 1805. En France, malgré la guerre, le Dr Woodville, principal disciple de Jenner, obtient des passeports spéciaux pour apporter les premiers tubes à Paris en juin 1800. Le Premier Consul est immédiatement séduit par les perspectives concernant la santé de ses précieux soldats.

La généralisation du recours aux vaccins (xixe-xxe siècles)

Malheureusement, ce « miracle » médical ne concerne que la variole. Il s’avère impossible de produire une immunisation artificielle, malgré les nombreuses tentatives, contre la peste, la tuberculose, le choléra, la typhoïde, la syphilis, etc. Or ces maladies deviennent dominantes au fur et à mesure que l’Europe s’urbanise et s’industrialise. Le choléra, qui supplante la peste, et la typhoïde profitent de l’entassement des populations dans des villes où l’approvisionnement en eau potable est problématique. La tuberculose prospère dans la promiscuité et l’insalubrité des logements urbains, la syphilis avec le développement de la prostitution. Par ailleurs, les maladies comportementales (alcoolisme, tabagisme), dégénératives et cancéreuses augmentent leur part statistique respective dans la morbi-létalité dès le milieu du xixe siècle sous le triple effet du changement de modes de vie, du vieillissement de la population et de la pollution. Au sein de cette pathocénose, seules les maladies infectieuses peuvent être combattues par la vaccination mais il faut attendre les travaux des disciples de Koch en Allemagne et de Pasteur en France pour que la recherche progresse. Le procédé est d’abord testé sur des animaux (par exemple, contre l’anthrax, ou « charbon des moutons ») puis sur l’homme en juillet 1885 par la célèbre expérience de Pasteur sur le petit Meister mordu par un chien enragé. Dès lors, de nouveaux vaccins sont inventés (rage, typhoïde, tuberculose, coqueluche, diphtérie, tétanos, fièvre jaune) entre 1885 et 1940, réduisant de beaucoup la dangerosité de ces fléaux. La « révolution vaccinale » n’a pas engendré la transition de la démographie européenne mais elle a accompagné sa croissance, permettant notamment une baisse considérable de la mortalité infantile en s’associant à d’autres mesures hygiéniques importantes (amélioration de l’alimentation, tout-à-l’égout, eau courante, asepsie).

Après la Seconde Guerre mondiale, la recherche se poursuit pour combattre de nouvelles menaces et des agents infectieux plus coriaces : la polio (1954), la rougeole (1963), les oreillons (1966), la grippe (vaccin découvert en 1944, adapté chaque année depuis les années 1970 aux virus saisonniers), méningite à méningocoque (1969), hépatite B (1976), rubéole (1969), parmi d’autres. Combinés aux antibiotiques et offerts au plus grand nombre grâce à des campagnes internationales de vaccination, les effets de ces vaccins sur l’état de santé et le nombre des Européens sont massifs. Après plus de 250 ans de lutte, l’éradication de la variole est actée en 1980 et la polio est elle aussi sur le point d’être vaincue en ce début de xxie siècle (une trentaine de cas annuels dans le monde actuellement) ; l’extension de la vaccination à la prévention de certains cancers (vaccin contre les papillomavirus mis au point au début des années 1990, après le vaccin contre l’hépatite B déjà cité), ouvre par ailleurs des perspectives nouvelles en matière de santé publique.

Les résistances contre la vaccination

Pourtant, et la France s’y singularise, cette révolution vaccinale n’est pas du goût de tous. Un mouvement « anti-vaccin » international, plus ou moins virulent selon les périodes, se fait entendre dès l’époque de Jenner. Il naît en Angleterre puis gagne le reste de l’Europe et l’Amérique du Nord aux xviiie et xixe siècles. Les motivations comme les acteurs en sont très divers. Il existe un antivaccinisme religieux circonscrit à quelques courants sectaires, ainsi qu’un antivaccinisme « savant » qui rejette la méthode comme hasardeuse ou inefficace, ou les deux à la fois. Ce rejet perdure même après que les lois de l’immunologie ont été établies au début du xxe siècle et se retrouve aujourd’hui chez les adeptes des médecines alternatives, hygiénistes et holistes. Les États ayant cru bon d’imposer la vaccination obligatoire afin d’obtenir une meilleure immunité de groupe (dès 1853 pour la variole en Angleterre), une autre forme d’opposition, plus politique, conteste la légitimité de cette prise de corps étatique. De nos jours, les critiques se concentrent sur les relations parfois financièrement troubles entre les États et l’industrie pharmaceutique largement mondialisée puisque quatre gros laboratoires fabriquent l’essentiel des vaccins actuellement disponibles. Les techniques de fabrication, y compris par génie génétique, étant de plus en plus complexes, le prix des vaccins s’envole, ce qui amène à reconsidérer dans certains cas le rapport coûts/bénéfices/risques. Ces doutes et interrogations s’observent surtout dans les pays occidentaux où les vaccins sont finalement victimes de leur succès, la plupart des graves maladies infectieuses y ayant considérablement régressé. Un luxe que ne peuvent pas se permettre les pays où continuent de sévir des maux assassins.

Bibliographie

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