La peste règne sans conteste sur l’imaginaire terrifié des Européens depuis le Moyen Âge, uniquement défiée, à partir du xixe siècle, par le choléra et la fièvre jaune. La grande (et fulgurante) létalité des épidémies, l’impuissance des autorités publiques et des médecins à les endiguer mais aussi les graves conséquences sociales, politiques et économiques qu’elles ont engendrées ont marqué durablement les esprits. Ces trois maladies, auxquelles il faut ajouter la variole, le typhus exanthématique et les fièvres récurrentes, constituent le sextuor des maladies quarantenaires, appellation liée aux dispositifs mis en œuvre pour les contenir.
La mise en place d’un système quarantenaire
C’est à la fin du xive siècle, à la suite des ravages de la peste noire, que la quarantaine devient la base d’un système de prévention contre les épidémies venues du Levant et de Barbarie. Si la première quarantaine d’Europe est mise en œuvre dans le port de Raguse (aujourd’hui Dubrovnik, Croatie) en 1377, c’est à la république de Venise que l’on doit le premier lazaret. Installé en 1423 sur l’île de Santa Maria di Nazareth, cet établissement permanent destiné à accueillir les voyageurs suspectés de peste est bientôt imité par plusieurs villes méditerranéennes.
Aux xviie et xviiie siècles se perfectionne un système quarantenaire au gré des épisodes épidémiques qui réactivent la menace. Ce système préventif repose sur un réseau étendu qui connecte les ports entre eux au travers des patentes de santé. Ces documents certifient l’état sanitaire du navire et du port de provenance, autorisant ou non le débarquement des passagers et des marchandises. Lorsqu’un danger est détecté, les voyageurs sont envoyés au lazaret pour quarante jours. Avec l’isolement, se développe aussi une série de techniques de désinfection qui évoluent en fonction des savoirs de l’époque. Ce système peut être particulièrement répressif : après la peste de Marseille, qui fit près de 100 000 victimes en 1720 à la suite d’une fausse déclaration d’un capitaine, c’est souvent la peine de mort qui attend quiconque contournera la loi. La sévérité des mesures d’isolement s’accroît en temps de crise épidémique, comme le montre la mise en place de cordons sanitaires par l’armée pour empêcher toute communication entre zone infectée et zone saine. Les conséquences de ces mesures peuvent d’ailleurs être dramatiques, puisque la totale paralysie des activités conduit souvent à la famine et aux émeutes.
Des quarantaines controversées en Europe
Le début du xixe siècle consacre l’apparition de nouvelles menaces en Europe, liées à l’extension du commerce international. En 1806, la Suède promulgue une nouvelle législation qui établit des mesures de contrôle sévères dans la station sanitaire de Känsö près de Göteborg. Cette sévérité s’explique par le danger que représente la fièvre jaune pour le pays qui développe des relations commerciales avec l’Espagne, très exposée à la maladie. À partir des années 1830, c’est le choléra qui justifie le renforcement des défenses sanitaires partout en Europe.
Parallèlement, l’opposition aux quarantaines, considérées comme un frein au commerce, se fait de plus en plus entendre. Entre les années 1820-1840 les mesures d’isolement obligatoires en Angleterre et en Autriche sont progressivement assouplies, et la protection contre les maladies est fondée sur l’assainissement urbain et l’amélioration des conditions de vie. Ce système de prévention dit « anglais », trouve sa base scientifique dans une conception anticontagionniste des maladies. Cette théorie considère que les miasmes ou « mauvais airs », sont la source des maladies et rejette le principe de la transmission individuelle qui justifiait la quarantaine.
Ces controverses sur les causes des épidémies et les moyens de les enrayer se reflètent dans les conférences sanitaires internationales. En 1851, douze pays européens se réunissent à Paris pour mettre en place une défense commune contre les maladies importées, réduire les quarantaines et ainsi faciliter le commerce. Dans les années qui suivent, plusieurs conférences similaires font ressortir des oppositions au sein de l’Europe. Alors que plusieurs pays, l’Angleterre en tête, prônent la suppression des quarantaines, les pays du sud de l’Europe, plus exposés aux dangers, expriment leurs réticences. Ces oppositions nationales se retrouvent intensifiées à échelle plus précise. C’est le cas dans les îles Baléares où le recours aux cordons sanitaires pour enrayer les épidémies est devenu, au début du xixe siècle, très fréquent. Les autorités espagnoles tentent de limiter cette pratique en publiant une loi en 1855, mais échouent à la faire appliquer. Les autorités municipales, soutenues par la population locale, voient en effet dans le cordon sanitaire la mesure la plus efficace pour les protéger du choléra et de la fièvre jaune et, ce, malgré le fait qu’ils doivent en assumer le coût financier.
À l’échelle européenne, ces débats mettent au jour de grand contrastes territoriaux, qui ne sont pas uniquement dus à des différences nationales. Alors même que les Britanniques entendent réduire les quarantaines autour de la Manche, ils les renforcent à Gibraltar, Malte ou Corfou. L’allègement des mesures quarantenaires dans certains pays européens s’explique par leur renforcement ailleurs, dans les ports de la mer Noire, mer Caspienne et mer Méditerranée.
Plus encore, c’est de l’autre côté de la mer que les autorités médicales entendent agir. Avec l’ouverture du canal de Suez (1869), le contrôle sanitaire de l’Orient semble devenir la solution au problème des épidémies de choléra qui affectent l’Europe. La Grande-Bretagne et la France s’immiscent progressivement dans les conseils de santé de Constantinople et d’Alexandrie, respectivement créés en 1831 et 1839 par les pouvoirs locaux pour organiser la défense sanitaire. Surtout, ce nouveau dispositif international de prévention cible une population concrète : les musulmans de retour du pèlerinage à La Mecque. Considérés responsables de l’épidémie de choléra qui se répandit en Europe en 1865, les pèlerins deviennent l’objet d’un contrôle sanitaire renforcé.
Vers la fin des quarantaines ?
C’est donc au prix d’un renforcement des mesures de rétention en Orient que les quarantaines se réduisent, à des rythmes différents, en Europe à la fin du xixe siècle. La lente victoire de la théorie bactériologique, qui fait du microbe la cause des maladies, donne raison aux partisans de la théorie contagionniste, mais fournit aussi des outils pour réduire les quarantaines. Au Portugal, la peste de Porto de 1899 conduit à la mise au point d’une nouvelle législation sanitaire. Ce nouveau système limite les rétentions dans le lazaret de Lisbonne aux périodes d’incubation des maladies et recentre les mesures sur les dératisations (pour le choléra et la peste) et les démoustications (fièvre jaune). Il se fonde aussi sur le développement des examens bactériologiques, qui deviennent une priorité des conférences internationales à partir de 1912. Après la Seconde Guerre mondiale, l’augmentation du trafic aérien, qui accélère le commerce et le déplacement des microbes, constitue un nouveau défi pour la prévention des épidémies, défi en partie relevé grâce à la vaccination.
Parallèlement, le système international, esquissé au xixe siècle, prend forme au xxe siècle : par la création de l’Office international d’hygiène publique en 1907 d’abord, puis par celle de l’Organisation d’hygiène de la Société des Nations dont est héritière l’actuelle l’Organisation mondiale de la santé (OMS) créée en 1946. Les règlements sanitaires internationaux en vigueur depuis 1951 sont régulièrement amendés pour faire face aux nouvelles menaces.
Si les lazarets sont aujourd’hui tombés en désuétude, la logique de la quarantaine n’a jamais été abandonnée. La réduction des libertés individuelles au nom du bien commun et de la santé de tous est toujours une pratique utilisée, comme l’a bien montrée la gestion de l’épidémie Ebola en 2014, ou celle de l’épidémie de coronavirus qui sévit aujourd’hui en Chine. L’Australie impose une quarantaine aux rapatriés dans l’ancien centre de détention pour réfugiés de Christmas Island, une île située en Indonésie, la France quant à elle, a déplacé les Français de retour de Wuhan dans un bus sécurisé aux vitres scellées, jusqu’à un camp de vacances à Carry-le-Rouet. Tout comme les cordons sanitaires du xixe siècle, les mesures prises reflètent la même peur et la même impuissance des autorités politiques et médicales face à la menace épidémique.
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