L’essor de la traduction au XVIIIe siècle

Résumé

Au xviiie siècle, la traduction des ouvrages anciens ou étrangers se développe dans une grande partie de l’Europe. Le déclin du latin comme langue du savoir et l’accroissement du lectorat mais aussi l’essor des revues créent un véritable marché pour cette activité. À l’interface des cultures et des langues nationales, les traducteurs participent à une industrie éditoriale qui unit auteurs, journalistes, éditeurs, libraires et lecteurs. Les traductions permettent ainsi une circulation sans précédent des textes et des idées à travers le continent.


Au cours du xviiie siècle, la pratique de la traduction se développe de façon significative en Europe. Davantage de livres sont traduits, ils le sont plus rapidement et dans davantage de langues. Cette évolution s’inscrit dans un double contexte. D’une part, le lectorat s’élargit dans une bonne partie du continent, avec l’essor des classes moyennes, les progrès de l’instruction et les débuts de l’esprit de consommation. D’autre part, la place du latin comme langue de la République des lettres est remise en cause par la montée en puissance des langues vernaculaires. Les textes sont de plus en plus lus sous forme de traductions en langue nationale – voire de retraductions. Dégagées de la nécessité de passer par une langue universelle, en réalité celle d’un tout petit groupe de lettrés, les différentes cultures nationales du continent entament un dialogue d’une intensité et d’une profondeur qu’elles n’avaient jamais connues.

Dans ces échanges, le français – langue commune de l’élite européenne – occupe une place singulière. C’est la seule langue étrangère dont l’enseignement se développe de façon significative ; c’est aussi la principale langue à partir de laquelle se font les traductions. Il sert donc souvent de langue intermédiaire pour les retraductions. C’est notamment le cas pour les ouvrages en anglais, dont le nombre de traductions françaises augmente considérablement. Les écrits des auteurs des « Lumières écossaises » (Adam Smith, David Hume, James Mill, etc.) circulent ainsi principalement en Europe par le biais de leurs versions françaises. Paris est une des plaques tournantes de la traduction, aux côtés de Londres puis de Leipzig. Pour autant, le français n’arrive pas à s’imposer comme nouvelle langue universelle. Il reste moins diffusé que le latin ne l’était auparavant. En Italie, ce dernier résiste par ailleurs comme langue du savoir. Surtout, à la fin du siècle, la prépondérance du français finit par provoquer un rejet : les traducteurs allemands, britanniques ou scandinaves préfèrent traduire directement d’une langue à l’autre, en contournant le français.

De la poésie aux mathématiques, de l’arabe au chinois, tous les genres littéraires et toutes les langues sont concernés. Même les ouvrages les plus savants, traditionnellement rédigés en latin pour pouvoir être lus dans toute l’Europe, sont de plus en plus écrits en langue nationale (ou en français) et traduits à l’export. Il est difficile de donner une évaluation globale du phénomène. Les études sont fragmentaires, fondées sur une langue précise, ou sur des catalogues particuliers de vente aux enchères, d’éditeurs ou de foires au livre. Elles montrent néanmoins que le nombre de traductions publiées est en augmentation nette, particulièrement pendant la deuxième moitié du xviiie siècle. Des nuances se dessinent selon les langues et les genres. Au cours du siècle, la traduction en français d’ouvrages de littérature allemande gagne ainsi en importance, tandis que l’italien et l’espagnol reculent comme langue source. Les romans, le théâtre et la poésie rencontrent un vif succès. Rapidement traduites, ces œuvres sont adaptées ou imitées dans de nombreux pays. Les voyages et l’histoire, ainsi que les sciences et la théologie, sont également bien représentés. La part occupée par les traductions dans la production éditoriale varie selon les pays. En France, par exemple, elle n’occupe qu’un rang assez modeste : 3 % des ouvrages publiés en 1736 sont des traductions, 7 % en 1771. Les catalogues de la foire de Leipzig donnent des volumes comparables pour les traductions en allemand avec 5,9 % des ventes en 1765 et 7,1 % dix ans plus tard.

Ces chiffres ne reflètent qu’imparfaitement la situation. Les textes et les idées circulent également à l’étranger par le biais des périodiques, en plein essor. De nombreux journaux savants proposent des traductions partielles d’ouvrages parus dans d’autres langues. Ces extraits jouent un rôle important dans la transmission d’une langue à l’autre. En France, les écrits du philosophe écossais David Hume se diffusent d’abord sous forme de résumés et de fragments traduits dans des journaux comme la Revue britannique. Bien des œuvres sont connues des publics de langue étrangère sans jamais paraître en traduction intégrale. Certains périodiques ont pour but de faire connaître la culture d’un pays étranger particulier, comme la Bibliothèque italique, la Bibliothèque anglaise, la Bibliothèque britannique ou la Bibliothèque germanique. D’autres – comme l’Esprit des journaux de Liège ou A Literary Journal, publié à Dublin par Jean-Pierre Droz – sont presque uniquement composés d’articles de périodiques étrangers, traduits en langue nationale.

Les journalistes sont souvent aussi traducteurs. C’est notamment le cas de nombreux huguenots qui ont fui de France à la fin du xviie siècle vers Londres, Amsterdam ou Berlin. Ils sont responsables de la traduction en français d’ouvrages anglais, allemands ou hollandais et réciproquement. Si certains auteurs célèbres font de la traduction – Voltaire, par exemple – la plupart sont des anonymes et des inconnus qui exercent par ailleurs d’autres activités. Les femmes sont relativement bien représentées, car la traduction constitue alors pour elles une façon détournée de devenir auteur. De manière générale, les traducteurs n’ont ni statut ni reconnaissance alors même qu’il existe depuis assez longtemps des écoles d’interprètes en langues orientales, notamment pour l’empire ottoman, ou que Choiseul crée un Bureau des interprètes au sein du département des Affaires étrangères en 1768.

L’initiative de traduire un texte vient souvent de l’imprimeur ou du libraire et relève plus d’une opération commerciale que d’un projet intellectuel. C’est le cas pour certaines grandes entreprises de traduction, de nombreux ouvrages de médecine et de collections de littérature de voyage. En 1745, le libraire parisien André-François Le Breton entreprend ainsi de faire traduire la Cyclopaedia d’Ephraïm Chambers (1728) pour le marché français ; plus qu’une simple traduction, c’est l’Encyclopédie de Diderot qui est publiée. Les archives de la Société typographique de Neuchâtel nous renseignent sur la stratégie des éditeurs en la matière. Calquées sur le goût du public français, leurs traductions ont d’abord un but commercial. La plupart sont des adaptations et on ne se soucie pas toujours de la fidélité du texte à l’original. Si les altérations sont souvent motivées par les goûts du lectorat dans le domaine de la littérature, elles peuvent également répondre à des impératifs politiques ou religieux. En Espagne, ainsi, la Logique de Condillac est largement remaniée par Foronda, son traducteur, pour contourner la censure de l’Inquisition.

L’essor des traductions dans l’Europe du xviiie siècle suscite enfin une réflexion théorique sur les langues, le rôle du traducteur et l’art de bien traduire. La question du vocabulaire est centrale, car des mots voire des concepts manquent parfois d’une langue à l’autre. L’intervention du traducteur est quelquefois évidente : il peut accompagner le texte d’une longue introduction ou de notes parfois abondantes pour expliquer ses choix de traduction voire contredire l’argument de l’auteur d’origine. Il peut également s’effacer dans un souci de transparence et de restitution du texte et de sa pensée la plus exacte possible. Dans l’article « Traduction » de l’Encyclopédie, Charles Batteux (1713-1780) écrit : « Rien de plus difficile en effet, et rien de plus rare qu’une excellente traduction, parce que rien n’est ni plus difficile ni plus rare, que de garder un juste milieu entre la licence du commentaire et la servitude de la lettre. Un attachement trop scrupuleux à la lettre détruit l’esprit et c’est l’esprit qui donne la vie : trop de liberté détruit les traits caractéristiques de l’original, on en fait une copie infidèle. »

Bibliographie

Chevre, Yves, Cointre, Annie, Tran-Gervat, Yen-Maï (dir.), Histoire des traductions en langue française xviie et xviiie siècles, 1610-1815, Lagrasse, Verdier, 2014.

Oz-Salzberger, Fania, « The Enlightenment in Translation : Regional and European Aspects », European Review of History. Revue européenne d’histoire, no 13-3, 2006, p. 385-409.


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