Les étudiants grecs dans les grandes écoles d’ingénieurs parisiennes au xixe siècle

Résumé

En accédant au statut d’État-nation indépendant en 1832, la Grèce contemporaine s’engage dans un processus de modernisation. Des échanges tant humains que matériels du jeune royaume avec les pays développés ne cessent alors de se multiplier tout au long du xixe siècle. Parmi ces échanges, ceux qui concernent les ingénieurs grecs ayant étudié dans les grandes écoles d’ingénieurs à Paris – l’École polytechnique, l’École des ponts et chaussées, l’École des mines et l’École centrale des arts et manufactures – occupent une place décisive.

Entrée de l’étudiant grec M. Soulis (cliché sur page de droite) au registre des étudiants de l’École nationale des ponts et chaussées (ENPC). Source : Anne Lacourt/ENPC.

Siècle des nations et des frontières, le xixe siècle est aussi celui des circulations des hommes et des objets, des savoirs et des pratiques. Ces flux multidirectionnels, diversifiés, n’en convergent pas moins vers quelques capitales européennes offrant des formations rares, attirant une série d’acteurs qui viennent y chercher des ressources inexistantes chez eux. Paris, première capitale du monde industrialisé à se doter de plusieurs grandes écoles d’ingénieurs de renommée internationale, remplit cet office d’attracteur au xixe siècle, comme le fera l’Allemagne des Technische Hochschulen. Parmi ceux qui sont attirés par les grandes écoles d’ingénieurs parisiennes au xixe, on compte plusieurs dizaines d’étudiants soit citoyens grecs, soit membres des divers « hellénismes périphériques », à savoir des sujets ottomans, ou bien issus de la diaspora établie dans les pays européens, ou encore originaires des îles Ioniennes sous tutelle britannique.

C’est en 1832 que la Grèce contemporaine accède au statut d’État-nation indépendant. Mais il faudra attendre presque un siècle pour que, suite à des extensions successives de son territoire national, elle atteigne l’essentiel de sa forme actuelle où une grande partie de l’hellénisme vivant hors des frontières de l’État grec s’installe définitivement. Au moment de sa création, le jeune royaume est marqué par une économie préindustrielle et manque d’infrastructures élémentaires. Or, le développement du pays, son élargissement territorial même, nécessitent des connaissances, des savoir-faire et des techniques qui dépassent de loin les ressources autochtones. Forts de ce constat, les gouvernements de l’époque décident d’instituer un système de formation technique « à l’occidentale ». Fondée en 1837 comme modeste école d’arts industriels, l’actuelle École polytechnique d’Athènes devient, dans les années 1880, une institution académique d’enseignement supérieur. Jusque-là, les seuls ingénieurs formés en Grèce sont les quelques officiers du Génie. Issus, pour l’essentiel, de l’École militaire fondée en 1828, ils sont assignés à l’aménagement des villes, aux bâtiments et travaux publics et, ce, jusqu’à la création, en 1878, d’un corps d’ingénieurs civils au sein du ministère de l’Intérieur.

Mais l’objectif de modernisation étatique exige davantage. Les échanges tant humains que matériels avec les pays développés sont alors encouragés. Parmi ces échanges, ceux qui concernent les ingénieurs grecs ayant étudié dans les grandes écoles d’ingénieurs à Paris – l’École polytechnique, l’École des ponts et chaussées, l’École des mines et l’École centrale des arts et manufactures – occupent une place décisive.

Selon un premier recensement des diplômés de l’École centrale et des inscrits dans les trois autres établissements, 177 jeunes grecs ont séjourné à Paris entre 1830 et 1912, dont la moitié à peu près sont des citoyens grecs ; les sujets ottomans viennent en seconde place avec un étudiant grec sur quatre environ. Seize d’entre eux suivent un double cursus, en s’inscrivant à l’École polytechnique d’abord, à l’École des ponts ou à l’École des mines ensuite (signalons ici qu’une inscription ne conduit pas automatiquement à la délivrance d’un diplôme : ainsi une quinzaine d’étudiants grecs sont exclus de l’École des ponts pour raisons de santé ou à cause de travail insuffisant). Les données collectées font apparaître trois vagues d’inscriptions d’ampleur inégale, qui se situent aux alentours des années 1840, 1860 et 1890.

Les deux premières vagues sont polytechniciennes. Entre 1837 et 1842, 14 Grecs sont inscrits à l’École polytechnique dont un poursuivra sa formation à l’École des mines, alors que, entre 1859 et 1863, on compte 19 inscriptions au total pour les quatre établissements – pour 15 inscrits, certains d’entre eux ayant suivi leur scolarité dans plusieurs établissements –, l’École polytechnique attirant à elle seule 11 ressortissants grecs. Ce flux est directement lié aux efforts de modernisation du jeune royaume hellénique. Parmi les admis figurent alors plusieurs anciens élèves de l’École militaire grecque envoyés en France pour parfaire leurs connaissances, processus loin d’être une expérience indolore, car malgré les leçons intensives dispensées à l’École militaire, la maîtrise du français laisse souvent à désirer. Aux problèmes de langue s’ajoute un certain ostracisme : il arrive, en effet, que l’institution polytechnicienne renvoie les élèves étrangers au dernier banc de l’amphithéâtre et les prive même des cours lithographiés distribués à leurs camarades français.

La troisième série de formations en France coïncide avec le ministère de Charilaos Trikoupis en Grèce dans les années 1880 et 1890, et du « dernier sursaut » (F. Georgeon) de l’Empire ottoman, époque de grands travaux pour les deux pays. Elle est marquée par une nouvelle sélection des élèves. Durant la décennie 1885-1895, le nombre de Grecs inscrits dans les quatre établissements s’élève à 71 (pour 76 inscriptions, étant donné les doubles cursus). Trente-six d’entre eux optent pour l’École des ponts, 20 choisissent l’École des mines, alors que l’École centrale et l’École polytechnique recueillent chacune le suffrage de 10 Grecs. Si, comme par le passé, l’État grec continue d’envoyer à Paris des fonctionnaires, pour l’essentiel issus de l’École polytechnique d’Athènes – on compte 19 fonctionnaires scolarisés à l’École des ponts pendant la période 1881-1912 –, c’est désormais la société civile l’acteur le plus dynamique de ce mouvement d’immigration intellectuelle vers les écoles françaises.

La majorité des étudiants grecs, dont ceux des « hellénismes périphériques », finissent par s’installer en Grèce au fur et à mesure que le territoire du pays s’agrandit. Certains sont impliqués dans la direction et le fonctionnement des deux établissements techniques les plus importants de l’époque, l’École militaire et l’École polytechnique d’Athènes. Ils signent par ailleurs, comme traducteurs ou comme auteurs d’une œuvre plus personnelle, plusieurs ouvrages et articles relatifs aux sciences et techniques modernes. Ce faisant, ils introduisent dans le grec moderne des centaines de termes scientifiques et techniques d’origine étrangère. Un autre pan de la population passé par la France met ses compétences, de façon définitive ou provisoire, au service de l’État grec et des municipalités. Ainsi, dix ans après la création du corps d’ingénieurs civils en 1878, les « francophones » en forment le tiers des effectifs. Le secteur privé, représenté notamment par les mines de Laurium, les chemins de fer et, à partir du début du xxe siècle, l’électricité et l’industrie du ciment, accueille aussi plusieurs ingénieurs de l’École des mines et centraliens.

Les grecs diplômés des écoles parisiennes participent aussi activement à la modernisation politique et intellectuelle du pays. Ils deviennent ainsi des vecteurs d’importation de produits intellectuels élaborés en Occident, tels que l’hygiénisme et le municipalisme social, mouvement en faveur de la gestion municipale de différents services techniques, la gestion administrative d’entreprise comme le taylorisme ou le fayolisme. Ils créent des associations professionnelles indépendantes, dont les modes de fonctionnement heurtent les réseaux clientélistes de la société grecque de l’époque, à l’instar de l’Association polytechnique (Ellinikos Polytechnikos Syllogos) fondée en 1898. Ils participent également à la constitution d’un espace et d’une opinion publics en fondant des revues, dont Michaniki Epitheorisis (1887-1888) et Archimidis (1899-1925), et par l’intermédiaire d’interventions dans la presse généraliste et spécialisée. Leur participation à la vie politique du pays n’est pas négligeable non plus, comme en atteste l’histoire tragique de Petros Protopapadakis, ancien élève de l’École polytechnique et de l’École des mines, nommé Premier ministre en mai 1922 : jugé responsable de la défaite de l’armée grecque pendant la guerre d’Asie mineure, il est fusillé, avec cinq autres hommes d’État, en novembre 1922.

Figure cosmopolite à l’instar d’autres acteurs grecs, tels les négociants, habitant un monde structuré en réseaux transnationaux, l’ingénieur grec formé à Paris participe à l’édification matérielle, intellectuelle et politique d’un espace à la fois national et européen.

Bibliographie

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Chatzis, Konstantinos, « Grec ancien et modernité : l’officier militaire-traducteur et la constitution de l’Etat hellénique (1830-1860) », La Révolution française. Cahiers de l’Institut d’histoire de la Révolution française, no 13, 2018.

Fotini, Assimacopoulou, Chatzis, Konstantinos, « Éducation et politique au xixe siècle : les élèves grecs dans les grandes écoles d’ingénieurs en France », dans Ekmeleddin Ihsanoglu, Kostas Chatzis et Efthymios Nicolaïdis (eds), Multicultural Science in the Ottoman Empire, Turnhout, Brepols, 2003, p. 121-137.

Martynovka Darina, Reconstructing Ottoman Engineers. Archaeology of a Profession (1789-1914), Pise, Plus/Pisa University Press, 2010.


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