Le golfe Persique : espace impérial et global au xixe siècle

Résumé

À la fin du xviiie siècle, le golfe Persique est un espace morcelé politiquement, où la Perse qadjare, l’Empire ottoman et de petites puissances installées sur le littoral arabe rivalisent pour la maîtrise des mers, mais aussi de points stratégiques, comme les détroits et les îles. Alors que les colonies britanniques en Inde se métamorphosent en une puissance politique indépendante de Londres, le Golfe est intégré à la sphère de domination de cet empire, qui s’étend de l’Asie du Sud-Est à l’Asie de l’Ouest, de la mer Rouge à la mer de Chine, en passant par l’océan Indien. Au xixe siècle, le Golfe est un espace impérial, qui tient un rôle particulier au sein de l’empire des Indes, celui d’une frontière d’eau et de sable, protégeant le Raj britannique sur son flanc occidental. Loin d’être une périphérie, le Golfe est également intégré à la dynamique de globalisation et au marché économique mondial en émergence, à travers les flux de deux commodités globales : les perles et les dattes.

L’attaque britannique sur Ras el Khymah en 1809, par Richard Temple (1813). National Maritime Museum, Greenwich London.
Mascate vers 1809, par Richard Temple (1813). National Maritime Museum, Greenwich London.
Les pêcheries de perles dans le Golfe, 1881, extrait de The Graphic, 1 october 1881 British Library, Londres

Un espace maritime intégré au système de l’océan Indien

Le golfe Arabo-Persique est une mer épicontinentale de l’océan Indien qui couvre une superficie de 250 000 km2 et s’étend, si l’on se tient à une définition de pure géographie physique, de l’embouchure du Shatt el Arab au détroit d’Ormuz.  S’étirant sur plus de 1 100 km, le Golfe mesure au maximum de sa largeur moins de 300 km. Quant au climat, il est très chaud et humide environ sept mois sur douze. Les deux côtes se différencient géographiquement. La côte arabe se caractérise par une très forte aridité. Morphologiquement, elle est dans l’ensemble basse et plate et longée d’îles. La côte perse, très montagneuse, est fort différente. Au sud de la péninsule Arabique, sur les rives de l’océan Indien, le sultanat d’Oman constitue un premier ensemble géographique. À l’ouest du Golfe, un autre grand ensemble géographique se distingue : la péninsule Arabique qui constitue un immense désert d’approximativement 2 500 000 km2.

Frontière d’eau et de sable : le Golfe au cœur du système de protection de l’empire des Indes

D’un point de vue politique, vers 1780, l’espace du Golfe se caractérise par sa fragmentation politique. La Perse qadjare, l’Empire ottoman, le sultanat d’Oman, les petits états indépendants de la côte arabe du Golfe, avec notamment Ras el Khymah, et les Wahhabites constituent les forces en présence. La situation évolue considérablement au début du xixe siècle du fait de l’impérialisme des présidences indiennes et de l’émergence des Indes, administrées par l’East India Company, comme une puissance politique autonome de Londres orchestrant des conquêtes territoriales dans le sous-continent indien et dans le monde de l’océan Indien. Dès la fin du xviiie siècle, tandis que se font sentir hors d’Europe les conséquences des guerres napoléoniennes, la présidence de Bombay étend son influence dans le Golfe. La prise d’indépendance du gouvernement de l’East India Company aux Indes et la construction d’un empire territorial et maritime à partir du xviiie siècle sont deux phénomènes majeurs qui affectent l’Asie de l’Ouest et donc le Golfe. Dès 1798, les Britanniques signent un traité avec le sultan d’Oman. En 1809 et 1819 sont organisées deux expéditions violentes contre Ras el Khymah avant que ne soient signés des traités avec les puissances du sud du Golfe, celles de la « Côte des pirates ». Les anciens comptoirs commerciaux de l’East India Company dans le Golfe – notamment Bushire sur la rive perse   se transforment en de véritables postes diplomatiques, recevant leurs ordres de Bombay.

Au xixe siècle, les colonies britanniques aux Indes sont obsédées par l’idée, entre réel et imaginaire, d’une invasion des Indes qui serait menée par les Français avec les projets de Bonaparte dans l’océan Indien dès 1798, puis par les Russes, dans le cadre du « grand jeu » à partir de 1830, et enfin par les Allemands à la fin du xixe siècle, avec le projet du chemin de fer « Berlin-Bagdad ». Pour les Indes, le Golfe se mue alors en une frontière, protégeant sur son flanc ouest cet empire terrestre et maritime. Le Golfe a la même fonction que d’autres espaces qui font aussi partie du glacis protecteur des Indes, comme la Birmanie ou l’Afghanistan. Cette phobie d’ennemis capables de déstabiliser la puissance britannique aux Indes justifie l’impérialisme de la Grande-Bretagne dans le Golfe tout au long du xixe siècle. Ainsi, en 1853, de nouveaux traités sont-ils conclus. Le 4 mai 1853, les chefs d’Oum al Quwain, d’Ajman, de Dubaï, d’Abou Dhabi et de Ras el Khymah et Sharjah signent le Treaty of Peace in Perpetuity, qui transforme la « Côte des pirates » en « Côte de la trêve » : la Trucial Coast. Dans les dernières décennies du xixe siècle, c’est le nord du Golfe, avec Koweït et Bahreïn, qui est au cœur de la politique des Indes. Bahreïn et Koweït sont respectivement en 1892 et en 1899 intégrés à la sphère de domination des Indes.

Comment le Golfe est-il administré après 1819 ? À la tête du système politico-diplomatique du Golfe, on trouve le Résident britannique, basé à Bushire sur la rive perse. Il reçoit ses ordres de la présidence de Bombay de 1819 à 1858, puis du Bombay Political Department de 1858 à 1873, date à laquelle la juridiction du Golfe est transférée à l’Indian Foreign Department et dépend donc de Calcutta. Le Résident s’appuie, aux xixe et xxe siècles, sur un réseau d’agents. On en compte un à Mascate dès 1798, un à Sharjah (1823), à Bahreïn (1834) et au Koweït (1899). Le Résident collabore avec l’ensemble du personnel diplomatique dépendant du Foreign Office, et donc de Londres, en Perse, en Égypte et dans l’Empire ottoman.

L’économie : commodités globales et mondialisation

Le Golfe, souvent décrit comme périphérie du monde jusqu’à la commercialisation du pétrole, est précocement intégré à l’espace économique mondial en construction au xixe siècle, grâce aux flux de deux commodités globales, les perles et les dattes. En outre, si l’insertion économique du Golfe dans ce que les historiens ont appelé the expanding world economy, est un fait incontestable, les liens marchands avec les espaces macro-régionaux voisins – Asie du Sud, Asie centrale, Empire ottoman, océan Indien – n’en demeurent pas moins actifs au xixe siècle.

La perle du Golfe connaît alors un véritable âge d’or. La pêche perlière est une mono-activité pour les petits centres de la côte arabe du Golfe, du fait de la présence de bancs d’huîtres de la côte arabe du Qatar au cap Musandam. Perles et nacres sont récoltées d’avril à novembre, mois durant lesquels la pêche et la commercialisation des nacres et des perles emploient l’ensemble des populations du Golfe. Bahreïn est un centre majeur, suivi par Dubaï à partir du début du xxe siècle. Les perles sont exportées vers le marché macro-régional. Bombay est jusque dans les années 1880 un centre global du courtage des perles, avant d’être remplacé par Paris. Au xixe siècle, la demande mondiale en perles croît car les perles et la nacre deviennent des accessoires de mode indispensables. Une vogue des perles touche les femmes des aristocraties et bourgeoisies européennes et américaines surtout après 1850. En Europe occidentale, la diffusion du bouton de nacre ouvre aussi un débouché important. Le prix des perles ne cessent de monter après 1880 et les exportations de croître. L’âge de la perle se termine dans le Golfe vers 1920 lorsque les perles de culture arrivent sur les marchés. Dès cette date, le Japonais Kikochi Mikimoto, qui a inventé le processus pour féconder les huîtres perlières, est en mesure d’offrir aux marchés mondiaux des perles de culture coûtant un quart du prix moyen de celles pêchées dans le Golfe.

Les dattes sont une autre commodité globale exportée depuis le Golfe au xixe siècle. Elles font l’objet d’importants échanges commerciaux à différentes échelles. Les deux zones de production majeures sont le Shatt-el-Arab et l’Oman. Une partie des dattes produites dans le Golfe est absorbée par la consommation « locale ». À une échelle régionale, les Indes et l’Asie du Sud sont deux marchés importants. Il demeure qu’Oman et le Shatt el Arab exportent au xixe siècle en direction du marché mondial, et particulièrement vers l’Europe et les États-Unis. Un goût pour les dattes se développe aux États-Unis dès 1830, qui perdure tout au long du xixe siècle. Pour satisfaire la demande, des sociétés américaines spécialisées dans l’import-export s’installent en Oman vers 1860-1870, et surtout à Bassorah qui devient le pôle de ce commerce. Le gouvernement des États-Unis facilite toutefois le développement de la culture irriguée du palmier dattier dès 1880-1890 en Californie. À partir de 1925, les importations en provenance du Golfe reculent sensiblement. Deux cycles économiques prennent ainsi fin vers 1925-1930, tandis que l’économie mondiale s’enfonce dans la crise. Mais l’ère du pétrole s’ouvre alors.

Bibliographie

Crouzet, Guillemette, Genèses du Moyen-Orient. Le golfe Persique à l’âge des impérialismes (c. 1800-c. 1914), Ceyzerieux, Champ Vallon, 2015.

Kelly, John B., Britain and the Persian Gulf, 1795-1880, Oxford, Clarendon Press, 1968.

Onley, James, The Arabian Frontier of the Raj, Merchants, Rulers, and the British in the Nineteenth Century Gulf, Oxford, Oxford University Press, 2007.


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