Les marées noires font partie des catastrophes industrielles les plus spectaculaires et aux conséquences environnementales et économiques les plus directes. Outre la pollution qu’elles produisent, elles sont aussi sources de traumatismes et ont des conséquences normatives importantes. Les grandes marées noires ont dès lors eu un rôle crucial dans l’histoire de l’écologie, dans l’émergence d’une conscience écologiste depuis les années 1960, mais aussi dans le développement d’une législation environnementale. Trois marées noires « bretonnes » ont connu une portée internationale : le Torrey Canyon (1967), l’Amoco Cadiz (1978) et l’Erika (1999).
Torrey Canyon
La première grande marée noire de l’histoire est celle du Torrey Canyon, qui s’échoue au large de la Cornouailles britannique le 18 mars 1967. 120 000 tonnes de brut se répandent sur les côtes britanniques et françaises, causant une profonde émotion. Les Européens découvrent stupéfaits les images de plages recouvertes de mazout et d’oiseaux englués. Ils assistent en même temps à l’impuissance des pouvoirs publics à faire face au désastre.
L’impact cognitif de la marée noire est très fort. Elle marque pour beaucoup le début d’une prise de conscience environnementale, voire des problèmes liés au productivisme et à la société de consommation. « Nous sommes à la veille d’une rupture d’équilibre si des mesures de sauvegarde de caractère international ne sont pas prises », écrit en septembre 1967 Albert Lucas dans Penn ar Bed, principale revue naturaliste bretonne. Dans les années qui suivent, la question environnementale émerge si rapidement qu’elle devient la principale préoccupation des Français en 1973.
L’impact normatif est aussi crucial. Le 29 novembre 1969 sont adoptées à Bruxelles la Convention internationale sur l’intervention en haute mer en cas d’accident entraînant ou pouvant entraîner une pollution par hydrocarbures de même que la Convention internationale sur la responsabilité civile pour les dommages dus à la pollution par les hydrocarbures. Ces deux conventions marquent la mise en place du premier véritable système juridique international visant à encadrer les pollutions maritimes par hydrocarbures. Elles déboucheront notamment deux ans plus tard sur le Fonds international d’indemnisation de 1971 pour les dommages dus à la pollution par les hydrocarbures (FIPOL).
Amoco Cadiz
Une série de six marées noires touche la Bretagne à la fin des années 1970. Avec 227 000 tonnes de pétrole relâchées, celle provoquée par le naufrage de l’Amoco Cadiz (mars 1978), au large de la côte nord-ouest de la Bretagne, est sans précédent. Loin de la stupéfaction de 1967, c’est la colère qui domine cette fois, saisie par René Vautier dans son documentaire Marée noire, colère rouge (1978).
Derrière le slogan « Mazoutés aujourd’hui, radioactifs demain », des dizaines de milliers de personnes manifestent, catalysées par les comités anti-marée noire. Animés par des militants antinucléaires et d’extrême gauche, ces comités travaillent à donner une signification politique à un drame environnemental. Largement repris par les médias, leur argumentaire contre la « croissance aveugle » place la question nucléaire et écologiste au cœur du débat politique et sociétal breton. À court terme, c’est l’abandon du projet de centrale nucléaire de Ploumoguer (dont le site a été touché par la marée noire), à moyen terme l’énergie est réinvestie dans le mouvement de refus de la centrale nucléaire de Plogoff (1978-1981).
Cette détermination a aussi une influence normative essentielle sur le temps long. Dès le printemps 1978, des communes, des syndicats et des associations environnementales bretonnes se portent partie civile et entament une action en justice à Chicago contre le groupe Amoco. Ils constituent en juin 1980 un Syndicat mixte de protection et de conservation du littoral nord-ouest de la Bretagne. Au bout de 14 ans de procédures, les plaignants gagnent en appel. La Standard Oil of Indiana est condamnée à verser 225 millions de francs au Syndicat mixte et plus d’un milliard de francs à l’État français. Pour la première fois, une compagnie pétrolière était condamnée à rembourser ses victimes. Pour la première fois aussi est mise en avant dans un procès de cette ampleur la notion de « préjudice écologique », même si elle n’est pas retenue (cette notion sera retenue lors du procès consécutif à la marée noire de l’Exxon Valdez en Alaska, 1989).
L’État prend plusieurs mesures également pour que de telles catastrophes ne se reproduisent pas. Le Cedre, Centre de documentation, de recherche et d’expérimentations sur les pollutions accidentelles des eaux, est créé en 1979 à Brest pour assurer une veille technique permanente et un conseil opérationnel en situation d’urgence. Un nouveau plan Polmar (lutte contre les pollutions marines accidentelles) est mis en place. Un rail de navigation pour les navires qui transportent des produits dangereux est créé au large d’Ouessant, obligeant les pétroliers à passer dorénavant à 50 km des côtes.
Erika
L’Erika fait naufrage le 12 décembre 1999 au large de la côte sud de la Bretagne. Il transportait 31 000 tonnes de fuel lourd. La pollution touche le littoral du Finistère à la Charente-Maritime. Dès la fin décembre les bénévoles s’organisent pour nettoyer les plages et sauver les oiseaux. Des collectifs plus contestataires s’organisent dans de nombreuses villes et structurent rapidement une coordination marée noire. Celle-ci organise plusieurs actions, réunissant jusqu’à 20/40 000 personnes à Nantes le 5 février 2000.
Après un procès de plusieurs mois en 2007, le tribunal correctionnel de Paris reconnaît le groupe Total, l’armateur Giuseppe Savarese, le gestionnaire Antonio Pollara et l’organisme de certification du navire, Rina, coupables du délit de pollution maritime, les condamnant à verser solidairement 192 millions d’euros de dommages et intérêts aux parties civiles (État, collectivités locales, associations de protection de l’environnement). Le jugement reconnaît pour la première fois en France le préjudice écologique. Cette condamnation est confirmée par la Cour de cassation le 25 septembre 2012, qui valide le principe jurisprudentiel du préjudice écologique.
Si les réactions sont moins évidentes que pour les marées noires du Torrey Canyon et de l’Amoco Cadiz, si l’on excepte le fait de toucher une nouvelle génération, l’impact normatif est encore une fois essentiel et direct. Le naufrage de l’Erika, suivi de celui du Prestige au large de la Galice en novembre 2002, conduit en effet la France, l’Union européenne et l’Organisation maritime internationale, à renforcer leur arsenal juridique. L’Union européenne adopte ainsi entre 2000 et 2009 trois « paquets Erika », ensembles législatifs visant à lutter contre les catastrophes maritimes en renforçant notamment le contrôle des navires et l’indemnisation des victimes.
Crochet, Bernard, Marées noires. 50 ans de catastrophes écologiques, Rennes, Éditions Ouest-France, 2018.
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