Depuis 1995, le marché européen des footballeurs s’est fortement internationalisé. Jusque-là, des quotas relativement stricts fixés par les associations nationales et la Confédération de football européenne (UEFA) empêchaient les équipes professionnelles d’employer un nombre conséquent de joueurs étrangers. Le nombre variait de zéro à un maximum de trois selon les pays et les périodes (en Italie, par exemple, des quotas plus stricts étaient appliqués après chaque contre-performance de l’équipe nationale).
Le 15 décembre 1995, un arrêt de la Cour de justice des communautés européennes a changé la donne. Connu sous l’appellation « arrêt Bosman », du nom du joueur belge ayant introduit une plainte pour entrave à la libre circulation, cette décision a permis aux clubs des pays membres de l’Union européenne d’engager autant de joueurs communautaires qu’ils souhaitaient, indépendamment de leur nationalité.
L’arrêt Bosman change considérablement le paysage du football européen, initiant une croissance économique du football professionnel en Europe, principalement liée à l’augmentation des droits versés par les chaînes de télévision pour la retransmission des rencontres. La libéralisation de l'espace audiovisuel a en effet permis l’émergence de chaînes payantes qui ont décidé de faire du football en direct un élément central de leur offre.
L’accroissement des recettes a été particulièrement fort dans les pays disposant d’un marché de consommateurs du spectacle footballistique important comme l’Angleterre, l’Italie, l’Espagne, la France et l’Allemagne. Comme le témoigne l’appellation « big-5 », les ligues du premier niveau de compétition de ces pays se sont progressivement détachées des autres championnats. Elles ont ainsi été en mesure de concentrer en leur sein les meilleurs talents de la planète.
Dès 1995, avec l’arrêt Bosman et la segmentation économique du marché du travail des footballeurs, l’internationalisation s’est développée. D’année en année, les joueurs ayant grandi en dehors du pays de leur club d’appartenance et étant partis à l’étranger pour des raisons footballistiques représentent une part toujours plus grande d’expatriés tels que définis par l’Observatoire du football du CIES, à Neuchâtel, en Suisse.
À l’échelle des ligues du « big-5 », le pourcentage des effectifs d’expatriés est passé de 18,6 % en 1995 à 46,7 % en 20 ans. L’internationalisation a aussi touché des championnats moins prestigieux. Au 1er octobre 2009, selon le premier recensement annuel mené par l’Observatoire du football du CIES, les expatriés constituaient en moyenne 34,7 % des effectifs des équipes de première division de 31 pays membres de l’UEFA. Au 1er octobre 2017, ce pourcentage était de 39,7 %.
La part des expatriés est également en hausse parmi les ligues féminines, les plus rémunératrices. Au 1er juin 2018, cette catégorie d’athlètes représentait environ un tiers des effectifs dans les championnats de première division suédois et allemand, ainsi que 27,5 % dans le premier niveau de compétition français.
Le pourcentage de joueurs ayant déjà migré au cours de leur carrière indique également l’internationalisation de la mobilité sur le marché des footballers. Ce chiffre a augmenté de 30,3 % en 2017 pour les cinq grandes ligues européennes. Ces chiffres montrent que seule une minorité de joueurs ayant un niveau suffisant pour évoluer dans les compétitions analysées accomplissent désormais toute leur carrière dans le pays où ils ont grandi.
L’internationalisation des trajectoires de carrière est allée de pair avec une diminution de l’âge moyen des joueurs lors du premier transfert à l’étranger. Parmi les footballeurs du « big-5 », ce dernier est passé de 23,04 ans en 1995 à 21,05 ans vingt ans plus tard. La même tendance a été observée pour les 31 championnats de première division de pays membres de l’UEFA.
La diminution de l’âge du premier départ à l’étranger est notamment liée à l’augmentation du nombre et de la part de joueurs migrant mineurs. En 1995, seul 0,56 joueur par équipe du « big-5 » était parti avant 18 ans (environ 10 % du total des joueurs qui avaient déjà migré à l’étranger). Vingt ans plus tard, on constate presque quatre fois plus de joueurs dans cette situation (14 % de l’ensemble des migrants). Un même processus a été observé à l’échelle des 31 championnats.
La mobilité des footballeurs ne s’est pas seulement internationalisée, elle a aussi gagné en intensité. À l’échelle des 31 championnats, au 1er octobre 2009, le pourcentage de joueurs recrutés après le 1er janvier de l’année du recensement est passé de 36,7 % (2009) à 44,9 % (2017). Au niveau du « big-5 », la proportion de nouvelles recrues a aussi fortement augmenté.
L’intensification de la mobilité des joueurs s’est accompagnée d’une diminution de la part de joueurs formés localement dans les équipes. Selon la définition de l’UEFA, un joueur formé localement a disputé au moins trois saisons entre 15 et 21 ans dans le club d’emploi. En 1995, 29,5 % des joueurs des cinq grands championnats européens étaient dans ce cas de figure. En 2015, les footballeurs formés localement ne représentaient plus que 16,5 % des effectifs. Dans ce cas aussi, la même tendance a été constatée dans les 31 championnats.
La baisse constante de joueurs formés localement dans les effectifs reflète au moins deux phénomènes : les difficultés grandissantes rencontrées par les équipes moins riches à garder leurs meilleurs éléments dans un contexte de polarisation économique, ainsi que la forte spéculation autour de la mobilité des joueurs, surtout les plus jeunes, dans un cadre de croissance économique du football en général et du marché des transferts en particulier.
Toutes les statistiques présentées ici illustrent l’ampleur des changements intervenus depuis la seconde moitié des années 1990 dans le marché du travail européen des footballeurs. L’inscription du football professionnel dans l’industrie du spectacle, son développement économique, les écarts grandissants entre ligues et un contexte juridique plus permissif ont entraîné une mobilité des joueurs plus intense et précoce, se déployant dans un espace de plus en plus transnational.
Le football constitue un cas emblématique de l’importance de la libre circulation des travailleurs pour l’intégration économique, européenne en premier lieu, mais aussi mondiale compte tenu de la diversité des origines impliquées.
Poli, Raffaele, Besson, Roger, Ravenel, Loïc, « La polarisation démographique du foot européen », Jurisport no 131, 2013, p. 41-45.
Poli, Raffaele, Besson, Roger, Ravenel, Loïc, Slow foot. Déchiffrer le présent pour penser l’avenir, Neuchâtel, CIES, 2016.
Poli, Raffaele, Besson, Roger, Ravenel, Loïc, Étude démographique du football européen (2009-2017), Neuchâtel, CIES, 2017. [en ligne]