Le monde est rond comme un ballon de football

De l’anglobalisation à l’offshoring

Résumé

L’étude du football a jusqu’ici souvent occulté une des principales facettes du jeu : le ballon. Or, celui-ci est indéniablement un objet d’histoire transnationale. D’abord conçu en Angleterre, là où le football a été inventé, l’objet se diffuse rapidement au gré de l’implantation du jeu en dehors des îles Britanniques. En Europe, des industries nationales apparaissent dans l’entre-deux-guerres et concurrencent les fabricants britanniques. Différents types de ballon peuvent alors être trouvés sur le marché. Avec la globalisation et la commercialisation croissante du football qui s’opèrent à partir des années 1960, la fabrication de ballon est reprise par des grandes marques de sport qui uniformisent le modèle et le diffusent aux quatre coins de la planète. Sous l’effet de ces multinationales, la production locale perd de l’importance et le centre de production de la majorité des ballons est progressivement déplacé, en particulier en Asie du Sud-Est.

Exemplaire du ballon TELSTAR de la firme Adidas (à droite), inspiré du satellite de télécommunications Telstar (à gauche) pour la Coupe du Monde 1970. Source : Google

Tous les récits plus ou moins légendaires des débuts du football rapportent l’arrivée de la sphère de cuir sur un bateau, dans le havresac d’un soldat ou dans les bagages d’un professeur. Circonférence, poids : les caractéristiques techniques de l’objet sont précisées dès 1872 par les lois de la Football Association de Londres (entre vingt-sept et vingt-huit pouces, soit entre 0,657 m et 0,700 m ; initialement entre douze et quinze onces soit entre trois cent quarante et quatre cent vingt-cinq grammes). Il est aussi entendu « qu’aucune matière susceptible de constituer un danger pour les joueurs ne pourra être utilisée dans sa confection ». Dans la réalité beaucoup de ballons se déforment vite, se gorgent d’eau et même crèvent au cours de la partie.

Fabriquer à l’anglaise : l’anglobalisation

Ils n’en restent pas moins, jusque dans les années 1930, l’un des vecteurs de ce que certains historiens britanniques appellent « l’anglobalisation », c’est-à-dire la mondialisation sous influence anglaise. Les sportsmen du Vieux Continent s’adressent en effet aux maisons de commerce anglaises pour acheter leurs équipements, qui font déjà l’objet d’une production, sinon de masse, du moins sur une grande échelle. Ainsi, au début des années 1900, la firme Shillcock, établie depuis 1862 à Birmingham, fabrique et vend autour de cinq mille ballons de football par an. Au vrai, la production d’un ballon de football tient et de l’artisanat et de l’industrie. Elle commence par le choix des croupons (grandes pièces de cuir), se poursuit par la découpe à l’emporte-pièce de panneaux d’épaisseur, de solidité et de couleur choisies. Le plus souvent de forme rectangulaire, certains panneaux sont en T, ronds ou pentagonaux. Vient alors la partie la plus délicate du travail : l’assemblage. Fait à la main par les « couseurs », il exige un véritable savoir-faire pour réaliser une enveloppe sphérique. L’opération s’achève par l’insertion de la vessie fermée par une valve rigide qui est fournie par les fabricants de produits en caoutchouc et qui est protégée par une fente fermée par un lacet de cuir.

Pendant la Première Guerre mondiale, le ballon de football est taxé comme un produit de luxe, à l’instar des autres accessoires en cuir commandés outre-Manche. Les « poilus sportifs » écrivent à la presse et aux organisations sportives pour qu’elles leur expédient ces précieuses sphères. En 1917, le journaliste sportif Georges Rozet évoque même une « crise du ballon », finalement résolue, semble-t-il, par la commande d’environ cinq mille ballons en Angleterre par le ministère de la Guerre.

L’émergence d’une production nationale en Europe, l’offshoring

Alors que la pratique et le spectacle du football connaissent un intense développement dans les années 1920 et que les barrières protectionnistes commencent à s’élever, la production du ballon tend à se nationaliser. Les fabricants français comme Ducim jusqu’en 1922, puis Allen, deviennent les fournisseurs officiels de la Coupe de France de football et de la Coupe du monde 1938. Ces productions nationales sont plus abordables, mais tous les utilisateurs ne sont pas convaincus de la qualité des ballons continentaux. Les ballons britanniques restent la référence. Lors de la Coupe du monde 1934 en Italie le ballon « tipo Federale 102 » doit faire la démonstration des vertus de l’autarcie fasciste. Le régime enjoint équipes et footballeurs italiens à le préférer à ses concurrents étrangers. Mais la Fédération internationale de football-association (FIFA) – fondée en 1904 –, qui organise la compétition, a prudemment imposé aux hôtes l’obligation de fournir trois ballons pour chaque match : deux italiens, et un anglais, au cas où la production transalpine se révélerait défaillante…

En 1947, le joueur et ingénieur danois Eigil Nielsen crée une valve en caoutchouc intégrée à l’enveloppe de cuir. Désormais la surface du ballon est uniforme et l’on ne peut plus changer de chambre à air, à moins de découdre les panneaux. Le temps des marques et de l’innovation est advenu. La société Plaut et Pradet sise à Orléans, qui a fait enregistrer en 1931 la marque Hungaria, élabore et dépose, vingt ans plus tard, le brevet d’un ballon commercialisé sous le nom surprenant de « Scaphandre ». Assemblage de quatorze panneaux dont six à coupes sphériques, il s’impose très vite en raison de sa tenue et de sa solidité. Il est exporté dans toute l’Europe, à la faveur d’importantes baisses des droits de douane dans le cadre de la Communauté économique européenne (CEE), et jusqu’en Israël où il est utilisé pour la finale de la Coupe nationale en 1965. La filiale française de la firme allemande Adidas, installée en Alsace depuis 1959 et conseillée par le joueur Just Fontaine, décide à son tour de produire un ballon soutenant la comparaison avec le Scaphandre. Ce sera le Telstar, ballon au nom de satellite, qui avec ses panneaux noirs pentagonaux et blancs hexagonaux devient une véritable icône internationale du football des Trente Glorieuses, en plein expansion au sein de sociétés européennes rajeunies. L’entrisme et l’influence de Horst Dassler, le patron d’Adidas France, au sein de la FIFA et dans les fédérations et ligues nationales, comme la Fédération française de football ou le Deutscher Fussball Bund (DFB), ne sont pas pour rien dans ce succès. La crise pétrolière et la concurrence des nouveaux pays industrialisés fragilisent cependant des firmes moyennes qui telles Hungaria, devenue Hunga, fabriquent encore cent mille ballons par an en 1976.

Mondialisation et diffusion

L’heure est bientôt au ballon global, fabriqué à bas coût par les petites mains asiatiques ou méso-américaines, vendu selon des niveaux de finition variables dans les hypermarchés et les grandes enseignes de sport comme le Français Décathlon ou le Suisse Intersport. Certains ballons portent les couleurs de l’Europe du football, à travers notamment les éditions spéciales de la Ligue des Champions de l’Union des associations européenne de football (UEFA). À partir de 1986, le cuir commence à être abandonné pour des matières synthétiques comme le polyuréthane qui garantit l’étanchéité du produit. Si un grand nombre de ballons restent assemblés à la main, d’autres sont aussi thermo-cousus, d’autant que le nombre de panneaux n’a cessé de diminuer. Juger du respect des normes et de la qualité des ballons proposés aux joueurs reste un exercice délicat. Cette dernière varie au point que la FIFA doit adopter en 1996 un Programme Qualité « afin d’harmoniser et d’améliorer la qualité des différents ballons présents sur le marché ». Si, dans les années 1970, Plaut et Pradet fait encore assembler une partie de ses ballons « à façon » chez des artisans de Sologne ou de Bretagne, et jusque dans la maison d’arrêt d’Orléans, Adidas et les autres équipementiers européens délocalisent la production en Asie, principalement au Pakistan, notamment dans la ville de Sialkot, dont les ouvriers fabriqueraient quarante des cinquante-six millions de ballons produits au milieu de la décennie 2010.

Bibliographie

Dietschy, Paul, « Le ballon de football, de la Belle Époque aux prémices de la mondialisation », dans Jean-Paul Barrière, Régis Boulat, Alain Chatriot, Jean-Michel Miovez (dir.), Les trames de l’histoire. Entreprises, territoires, consommations, institutions, Besançon, PUFC, 2017, p. 465-477.

Smit, Barbara, Pitch Invasion. Adidas, Puma and the Making of Modern Sport, Londres, Penguin, 2007.

Vamplew, Wray, Pay up and Play the Game. Professional Sport in Britain, Cambridge, Cambridge, University Press, 1988.


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