Les munitions non explosées

Héritage écologique de la Première Guerre mondiale

Résumé

Les deux conflits mondiaux, guerres de masse et de matériel, ont laissé sur les anciens champs de bataille des centaines de millions de déchets sous la forme de munitions non explosées. Les opérations de nettoyage des sols et de récupération de ces munitions entreprises pourtant dès 1919 n’ont pas suffi aujourd’hui à les éliminer. De plus, les opérations de destruction industrielles de ces munitions ont engendré de graves contaminations des sols et des nappes phréatiques dans les régions des anciens champs de bataille.

Mémorial canadien de Vimy (Pas-de-Calais), 2014. © Olivier Saint-Hilaire.

L’histoire des séquelles environnementales produites par les munitions de la Grande Guerre s’inscrit dans la lignée historiographique des travaux de Fernand Braudel sur la longue durée, sur l’espace et le temps, ainsi que les diverses approches des études américaines et françaises sur les guerres (Edmund Russell, Richard P. Tucker) et les forêts (Andrée Corvol, Jean-Paul Amat). Bien que de nombreux historiens de la Grande Guerre, de la sortie de guerre ou de la reconstruction se soient intéressés aux dommages physiques et psychiques (« gueules cassées » ou combattants victimes de shell shock/obusite) causées par les munitions ou à ce que les hommes en ont fait du temps de la guerre ou de l’après-guerre (artisanat de tranchée ou trench art), celles-ci n’ont pourtant jamais fait l’objet d’études pour ce qu’elles sont aussi depuis 1914 : des déchets de guerre. Ces objets abandonnés, perdus, immergés ou enfouis sont ainsi devenus, à la faveur des deux dernières séquences commémoratives du 90e et 100e anniversaire de la fin de la Grande Guerre, et de la découverte au cours des années 2000 de plusieurs sites pollués par les munitions, sujet à la fois d’inquiétudes et d’interrogations.

Le désarmement des sols après la Grande Guerre : une entreprise inachevée

Les démineurs de la Sécurité civile estiment qu’un quart du milliard de munitions d’artillerie tirées par l’ensemble des belligérants sur le front de l’Ouest entre 1914 et 1918 n’a pas explosé. Ceux-ci ne comptabilisent ni les grenades, ni les bombes d’aviation, ni les autres types d’explosifs laissés sur les champs de bataille. En 1916, il paraît déjà impossible au Comité interministériel pour la reconstitution des régions envahies ou atteintes par fait de guerre, nouvellement créée, « de supprimer absolument tout danger dans la remise en culture du sol et surtout dans les travaux de reconstitution des villes et des villages », craignant même que « les autorités civiles devront, pendant longtemps, appeler l’attention de leurs administrés sur les précautions à prendre en présence de projectiles ou d’engins douteux ». En janvier 1919, devant l’immensité de la tâche, à savoir nettoyer un champ de bataille long de 700 kilomètres traversant dix départements de la mer du Nord à la frontière suisse, mais aussi dans l’idée de soulager des armées s’apprêtant à démobiliser, le ministère des Régions libérées crée le Service des travaux de première urgence (STRU), chargé de l’ensemble des travaux de reconstitution et de récupération des matériels militaires présents sur les champs de bataille. Cette « armée spéciale de travailleurs » commence tant bien que mal à nettoyer les champs de bataille des engins de guerre qui s’y trouvent et qui chaque jour depuis l’armistice continuent de tuer, blesser et mutiler des civils comme des militaires. En mars 1919, un sous-secrétariat chargé de « la liquidation de stocks d’animaux, matières, denrées, objets de toute nature qui sont détenus par les départements ministériels » est créé notamment pour céder les stocks de munitions rendues inutilisables et que l’on compte encore par centaines de millions dans les dépôts. Ces munitions « riches » en métaux (acier, cuivre, laiton, etc.) qui furent, dans un premier temps, abandonnées en mer ou dans des lacs, sont désormais perçues comme de précieuses ressources pour une économie en pénurie de matières premières. L’État confie ainsi la neutralisation de ces munitions et la récupération des métaux qu’elles contiennent à des entrepreneurs privés en contrepartie du versement d’une redevance sur la vente des métaux. En 1929, l’armée finit à son tour par confier l’intégralité des opérations de récupération et de désobusage des munitions éparses sur les champs de bataille au secteur privé. Celles-ci ne cessent alors qu’avec l’occupation allemande de l’été 1940.

Du déminage à la dépollution pyrotechnique : des pollutions centenaires

Aux munitions non explosées de la Première Guerre mondiale, s’ajoutent en 1944 celles de la Seconde. Le Service du déminage aussitôt créé en 1945, il faut de nouveau recourir à l’initiative privée pour désobuser, débomber et déminer l’ensemble du territoire métropolitain. En 1972, on enlève encore chaque année en moyenne 300 000 engins des sols en France. En 2001, la Sécurité civile estime ainsi avoir détruit à elle seule depuis 1945 : 660 000 bombes, 13 millions de mines et 24 millions d’obus. Aujourd’hui, ce sont environ 500 tonnes de munitions qui sont encore collectées chaque année en France par la seule Sécurité civile dont 5 à 10 % de chimiques. 700 ans seraient ainsi nécessaires pour débarrasser définitivement les sols du nord et de l’est de la France des munitions des deux guerres mondiales. Mais avec le temps, la perception des pratiques et des usages en matière d’élimination de munitions évolue et voit naître peu à peu une prise de conscience environnementale. En 1965, une première mobilisation citoyenne rassemblant élus, usagers et riverains du littoral atlantique tente ainsi de s’opposer à l’immersion dans les eaux territoriales de stocks de munitions chargées à l’ypérite datant de 1914-1918. Le développement de pratiques sportives ou d’activités de loisirs comme la spéléologie ou la plongée sous-marine, visant à l’exploration de milieux naturels jusqu’ici restés inaccessibles au grand public, remet en lumière l’enfouissement et l’immersion des munitions dans des gouffres naturels (Jardel, Doubs) ou des lacs (Gérardmer, Vosges) dans les périodes d’après-guerre. En baie de Somme, l’établissement d’une colonie de phoques dans les années 1980 entraîne en 1996 la fermeture d’un site de « pétardage » de munitions chimiques anciennes. Ces événements vont forcer les autorités publiques à prendre conscience, dès le début des années 1990, des pollutions induites par l’abandon des munitions sur le long terme. Les sites les plus sensibles commencent à faire l’objet de « dépollution » comme le lac de Gérardmer ou le lac Bleu d’Avrillé dans le Maine-et-Loire. Au cours des années 2000, de nouveaux sites pollués sont identifiés. Cette fois-ci, ce sont les opérations d’élimination des munitions chimiques dans les années 1920 qui sont en cause. Un premier site est repéré en pleine forêt à proximité de Verdun : la place à gaz. 200 000 obus chimiques allemands y auraient été brûlés avec tout leur contenu afin d’en récupérer le métal. Un second en 2015, à quelques kilomètres du premier, en pleine zone agricole cette fois-ci : « Clère & Schwander ». Le ministère de l’Environnement commande alors, suite à cette découverte, une mission d’inventaire inédite afin de recenser en France « tous les sites de destruction d’engins de guerre qui pourraient être à l’origine de l’introduction dans les sols de produits d’origine pyrotechnique ».

C’est ainsi que le statut de ces « déchets » et de ces « décharges » plus ou moins visibles a changé avec le temps. Les différentes traités internationaux, les législations nationale et européenne, notamment sur la protection des milieux naturels, l’intérêt des citoyens pour les questions écologiques ont à la fois mis un terme à certaines pratiques, encore tolérées il y peu, et permis de prendre conscience des séquelles environnementales laissées par les deux conflits mondiaux. Malgré cela, des munitions, à l’abandon, à l’état de déchets, sont toujours découvertes à l’occasion de travaux agricoles ou « au hasard » de simples promenades en forêt. Ces déchets ont pourtant un seul et unique propriétaire : l’État. Et même si sa responsabilité a évolué en matière de frais de recherche et d’enlèvement des munitions non explosées depuis l’article 60 de la loi du 17 avril 1919 dite « Charte des sinistrés », elle reste pleine et entière. Les déchets de guerre ainsi que leur gestion sur la longue durée montrent comment les guerres industrielles du xxe siècle sont autant de désastres industriels toujours en cours.

Bibliographie

Amat, Jean-Paul, Les forêts de la Grande Guerre. Histoire, mémoire, patrimoine, Paris, Presses Sorbonne Université, 2015.

Audoin-Rouzeau, Stéphane, Les armes et la chair, trois objets de mort en 14-18, Paris, Armand Colin, 2009.

Corvol, Andrée, Amat, Jean-Paul, (dir.), Forêt et guerre, Paris, L’Harmattan, 1994.

Lepick, Olivier, La Grande Guerre chimique, 1914-1918, Paris, PUF (coll. « Histoire »), 1998.

Voldman, Danièle, Attention mines, 1944-1947, Paris, Éditions France-Empire, 1985.


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