Dans la décennie qui a suivi les bouleversements de 1917, des dizaines de milliers d’exilés fuient la Russie. Ils appartiennent pour la plupart aux couches les plus aisées de la population de l’empire en décomposition mais comprennent aussi de nombreux intellectuels en butte avec le nouveau régime. Parmi ces derniers, on trouve quelques dizaines de scientifiques, une petite minorité donc, mais qui pose des problèmes spécifiques. La France (et Paris tout spécialement) a été une destination privilégiée pour les membres de l’intelligentsia russe en exil : étudier de près la manière dont les savants russes se sont mêlés à la société française semble donc essentiel pour comprendre comment ils ont vécu en France, les difficultés qu’ils ont pu rencontrer mais aussi les facilités que des réseaux spécifiques d’entraide professionnelle ont pu leur offrir.
L’émigration des scientifiques est en réalité un phénomène relativement limité, notamment parce que ces derniers, parmi les intellectuels, pouvaient se considérer moins immédiatement menacés que des spécialistes d’autres domaines comme la philosophie, l’histoire ou la théologie. En outre, peu de scientifiques appartiennent à la haute aristocratie et rares sont ceux dont la fortune était telle qu’ils pouvaient penser risquer d’être considérés comme des exploiteurs bourgeois. Et pourtant, dans l’ensemble, les relations entre les bolcheviques et les intellectuels se tendent rapidement après 1917. Aux yeux des plus sectaires, il s’agissait d’un conflit de classes typique, car l’intelligentsia, avec son mode de vie et de pensée bourgeois, est considérée comme un produit de l’ancien régime. Un des aspects les plus brûlants de la confrontation est la défiance envers le rôle que l’intelligentsia s’attribue dans l’éducation de la jeunesse. Pendant la dure période du communisme de guerre, beaucoup d’intellectuels deviennent des parias et sont interdits de participer aux nouvelles institutions idéologiquement contrôlées par le régime comme l’Académie communiste ou les facultés ouvrières. Si l’on peut penser que de nombreux membres de l’intelligentsia scientifique, pris dans le cauchemar du communisme de guerre et de la guerre civile entre 1919 et 1921, souhaitent alors fuir à l’étranger, le phénomène reste en fait très limité par les immenses difficultés pratiques rencontrées. La situation géographique du candidat à l’exil joue par exemple un rôle fondamental dans la décision de partir. Un habitant de Moscou se trouve de fait dans une situation fort différente de celui qui se trouve aux frontières de l’empire – comme en Ukraine ou dans le Caucase, ou dans un port ouvert sur la mer.
Paris, centre intellectuel de l’émigration russe
Comme les autres réfugiés russes, les quelques mathématiciens sont ballotés de Constantinople à Sofia, Belgrade, Berlin ou Prague, qui deviennent autant de centres importants de l’émigration russe des années 1920. Pour des raisons diverses (rayonnement pendant les années folles, crise économique de 1923 en Allemagne, mise en place d’institutions culturelles ou religieuses à destination des ressortissants de l’ancien empire russe), c’est cependant Paris qui domine la vie intellectuelle russe en exil dans l’entre-deux-guerres, et la plupart des mathématiciens y passent au moins quelques années. Le développement de certains réseaux depuis la fin du xixe siècle (le premier congrès international des mathématiciens a par exemple lieu à Zurich en 1897, et les mathématiciens russes y sont présents en nombre), joue un rôle de sociabilité et d’entraide important pour faciliter l’implantation des nouveaux arrivants. La mise en place dans les années 1910 par les mathématiciens moscovites Dimitri Fedorovich Egorov (1869-1931) et Nikolai Nikolaevich Luzin (1883-1950) d’un programme d’étude prolongeant les travaux sur la mesure des ensembles élaborée par la jeune et flamboyante école d’analyse mathématique parisienne animée par Émile Borel et Henri Lebesgue, contribue de façon décisive à façonner la solidarité des mathématiciens français envers certains collègues russes. Il est significatif que les thématiques de recherche d’une grande partie des mathématiciens qui s’installent dans la capitale de la France ou y passent du moins un certain temps aient un rapport avec ces questions.
Comme la situation s’installe dans la durée, dès 1920, des universitaires en exil à Paris décident la création d’institutions pour aider leurs collègues à reprendre une activité scientifique et les étudiants à poursuivre leur formation. En 1920, le Groupe académique russe (GAR) est créé. En partenariat avec la Sorbonne, il fonde trois sections russes (droit, lettres, sciences), au sein desquelles des cours gratuits sont dispensés en russe et en français. Le GAR joue, comme on va le voir, un rôle important pour faciliter la transition d’un système à l’autre dans les conditions compliquées du déracinement.
Trois catégories de mathématiciens en exil
Si l’échantillon constitué par les mathématiciens est trop restreint pour que chaque trajectoire individuelle ne constitue pas un cas singulier, il semble cependant possible de diviser l’ensemble en trois groupes selon l’état d’avancement de leur carrière russe au moment de leur départ.
Le premier se compose de jeunes apprentis-mathématiciens dont les études ont été interrompues brusquement. Une fois arrivés en France, leur priorité est d’achever leur formation académique. Ils peuvent alors faire appel au GAR qui accompagne notamment les étudiants dans les nombreuses démarches administratives. Le GAR peut délivrer des certificats qui attestent d’un certain niveau d’études grâce à l’expertise que les institutions françaises lui reconnaissent. Le GAR, bénéficiant d’un budget alloué par le ministère des Affaires étrangères, met aussi en place des bourses d’études pour soutenir financièrement les étudiants. Le jeune Vassili Grigorevitch Demtchenko (1898-1972) par exemple, qui avait quitté Kiev en 1919 pour la Serbie, contacte l’association en 1924 alors qu’il occupe un poste de professeur de mathématiques à Subotica. Une bourse lui permet de s’installer définitivement à Paris en 1925 afin de préparer une thèse qu’il soutient à la Sorbonne en 1928. Dans l’ensemble, les membres de ce groupe ont des parcours assez comparables à leurs homologues autochtones, d’autant que beaucoup acquièrent la nationalité française.
Le deuxième groupe est composé de scientifiques accomplis qui ont déjà derrière eux une longue carrière en Russie. L’étudier revient essentiellement à comprendre comment leurs compétences ont pu être utilisées ou non au sein de la « Russie en exil » car il est clair que, pour eux, la possibilité de se fondre dans le système français est presque nulle. Le mathématicien et actuaire Sergei Evgenevitch Savitch (1864-1946), par exemple, a plus de 50 ans quand il arrive en France après une productive vie académique pétersbourgeoise. Son activité scientifique parisienne est entièrement dévolue au GAR pour lequel il enseigne le calcul différentiel et intégral et dont il devient vice-président. On peut noter que les enseignements mis en place par le GAR offrent des opportunités aux étudiants russes mais ils permettent également aux enseignants de retrouver un public et d’assurer leur vie matérielle sans avoir recours à une autre activité alimentaire.
Le troisième groupe enfin, composé de mathématiciens en pleine activité dont la carrière avait démarré quelques années avant leur départ de Russie, est celui qui soulève le plus de questions. Un des enjeux majeurs est de déterminer les continuités et les ruptures qu’a pu connaître leur travail après leur arrivée en France : ont-ils pu conserver leur domaine de recherche d’origine ou, au contraire, pour réussir leur intégration professionnelle, ont-ils eu besoin de se consacrer à de nouvelles activités scientifiques ? L’étude de ce groupe permet de jauger une forme de transfert de technologie mathématique de la Russie vers la France. Ces mathématiciens se posent en outre la question des contacts avec leurs collègues restés en Russie, et ils tentent d’obtenir un poste académique dans le système français en mettant en avant leur début de carrière en Russie. Il n’est donc pas surprenant qu’on trouve dans ce groupe les parcours les plus mouvementés, construits en usant d’une « intelligence rusée » propre aux exilés, comme l’écrit Anouche Kunth, qu’ils durent mettre à profit pour saisir des opportunités professionnelles. Un bon exemple est donné par le parcours d’Ervand Gevorgovich Kogbetliantz (1888-1974) dans une communauté arménienne du sud de la Russie. Parti de Moscou dès 1918 – il y était spécialiste d’analyse mathématique et enseignait à l’université – il rejoint l’Arménie en 1920 pendant la courte existence de la République indépendante où il est le premier mathématicien nommé à l’université d’Erevan fondée la même année. Fuyant les bolcheviques en 1921, il s’installe en France, donne pendant plusieurs années un cours de mathématiques générales pour le GAR et soutient une thèse à la Sorbonne. Il est embauché par la Compagnie française des pétroles à sa création en 1924 pour des recherches en géophysique appliquée. Naturalisé français dès 1931, il fait partie pendant cinq ans d’un groupe de scientifiques français envoyés par le ministère des Affaires étrangères pour participer à la création de l’université de Téhéran où il enseigne les mathématiques et la géophysique. Kogbetliantz revient en France en 1938 pour être embauché au tout nouveau CNRS, dans la section de mathématiques. En 1942, bien qu’il ne semble pas directement menacé, il réussit à se faire inscrire sur la « liste Rapkine » et peut émigrer aux États-Unis où il devint enseignant à l’université Lehigh.
Les trois exemples de Demtchenko, Savitch et Kogbetliantz semblent ainsi assez représentatifs des catégories proposées. Un bref regard sur la suite de leur parcours renforce d’ailleurs cette impression : si Savitch reste quasiment invisible dans le paysage scientifique et technique français jusqu’à sa mort survenue en 1946, si Kogbetliantz suit une carrière cahoteuse et semble chercher toute sorte d’opportunités de circonstance lui permettant de « voir venir » pendant quelques années, Demtchenko a au contraire un parcours très linéaire. Employé comme ingénieur à la fin de ses études par la société du carburateur Zénith qui élabore des moteurs pour l’aviation, il y reste jusqu’à sa retraite après avoir gravi les échelons de la hiérarchie jusqu’au poste de directeur adjoint. Ainsi, et malgré la conservation de quelques spécificités culturelles, une quinzaine d’années a suffi pour que se produise une absorption massive des jeunes exilés russes dans la société française.
Blokh, Yuri Isaievich, Rikun, Emma Emilievna, Геофизики российского зарубежья (Les géophysiciens de l’émigration russe). Répertoire électronique (en russe). Version 1.2. 2015. Disponible en ligne : http://www.russiangrave.ru/assets/files/geofiziki-rossijskogo-zarubezhya-1.2-1.pdf (consulté le 14 janvier 2020)
Gousseff, Catherine, L’exil russe. La fabrique du réfugié apatride (1920-1939), Paris, CNRS Éditions, 2008.
Kunth, Anouche, Exils Arméniens. Du Caucase à Paris, 1920‑1945, Paris, Belin (coll. « Contemporaines »), 2016.
Jaëck, Frédéric, Mazliak, Laurent, Sallent Del Colombo, Emma, Tazzioli, Rossana, Gösta Mittag-Leffler and Vito Volterra : 40 Years of Correspondence, European Mathematical Society, Heritage of European Mathematics Series, 2019.