Nucléaire et santé au travail

De la gestion à l’invisibilisation des risques

Résumé

La découverte à la fin du xixe siècle des rayons X et de la radioactivité puis les développements successifs de la radiologie médicale, de l’industrie du radium et de la radiothérapie, puis de la bombe atomique et enfin de l’industrie électronucléaire font du secteur nucléaire un poste d’observation privilégié pour éclairer sur le temps long les logiques de (re)connaissance et de régulation des risques industriels. Saisir cette dynamique permet d’éclairer les moments, les acteurs et les logiques de prise en compte et d’invisibilisation des risques liés à l’industrie nucléaire.

Les « radium girls » peignent des aiguilles de montre lumineuses au radium à Orange, New Jersey, au début des années 1920.
Les « radium girls » peignent des aiguilles de montre lumineuses au radium à Orange, New Jersey, au début des années 1920. Source : Connecticuthistory
Les « radium girls » d’Ottawa avec leur avocat Leonard Grossman lors du procès d’U.S. Radium Corp, en 1928.
Les « radium girls » d’Ottawa avec leur avocat Leonard Grossman lors du procès d’U.S. Radium Corp, en 1928. Source : Glasgow Women’s Library
Des soldats américains assistent aux essais nucléaires dans le Nevada, lors de l’opération Buster-Jangle, en 1951.
Des soldats américains assistent aux essais nucléaires dans le Nevada, lors de l’opération Buster-Jangle, en 1951. Source : Atomic Heritage Foundation
Le docteur Robert Conard ausculte la glande thyroïde d’un habitant des îles Marshall, suite aux essais nucléaires Bravo, en 1954.
Le docteur Robert Conard ausculte la glande thyroïde d’un habitant des îles Marshall, suite aux essais nucléaires Bravo, en 1954. Source : Brookhaven National Laboratory

Alors que les pionniers de l’atome travaillant en laboratoire ont tendance à sous-estimer les dangers auxquels ils sont exposés, comme en témoigne le cas emblématique de Marie Curie et de son équipe, le décès par cancer de deux jeunes ingénieurs de l’industrie du radium en janvier 1925 provoque une vive émotion au sein de la communauté scientifique en France. L’affaire dite de Demalander-Demenitroux, du nom des deux victimes, cristallise la prise de conscience du danger des radiations par la communauté scientifique dans un contexte caractérisé par la montée des revendications syndicales en matière de protection sociale et de questionnements relatifs à la responsabilité des professions intellectuelles. Sous la pression conjuguée de réformateurs sociaux sensibles à la question sociale et celle d’institutions telles que le Bureau international du travail (BIT), des dispositifs de régulation et de réparation des risques professionnels sont à cette même époque créés en France comme dans la plupart des pays industrialisés.

Aux États-Unis éclate à la même époque l’affaire des « Radium Girls ». Employées de l’industrie de peinture luminescente, ces ouvrières affinent du bout des lèvres les pinceaux avec lesquels elles appliquent de petites quantités de radium sur des montres destinées à l’armée. En 1920, certaines présentent de premiers signes de nécrose de la mâchoire et d’anémie, pathologies fatales pour plusieurs d’entre elles. De leur côté, les responsables et techniciens de l’entreprise connaissent la toxicité du radium et s’en protègent en utilisant écrans de plomb, masques et pinces. Cinq victimes assignent leur employeur devant les tribunaux et gagnent un procès fortement médiatisé.

Ces deux affaires accélèrent la mise en œuvre de premières mesures de réparation des risques professionnels radio-induits de part et d’autre de l’Atlantique. En parallèle, des dispositifs pour limiter l’exposition aux rayons sont par ailleurs mis en place en France, comme en Allemagne ou en Angleterre. En 1928, la proposition de créer l’International X-Ray and Radium Protection Committee est adoptée au cours du second congrès international de radiologie. Ce comité, bientôt renommé CIPR, fait des professionnels – physiciens, médecins des services de radiothérapie et de radiologie – les principaux acteurs de la régulation des risques radioactifs. Ces premiers dispositifs ont pour effet de « normaliser » le problème des dangers nucléaires tandis que les pratiques de prévention en milieu professionnel demeurent faibles. À la veille de la Seconde Guerre mondiale, des voix s’élèvent pour réclamer la mise en place de mesures plus contraignantes. Cette tendance, encore timide, se confirme après-guerre, tout en rencontrant plusieurs obstacles.

Le projet Manhattan comme matrice de l’invisibilisation des risques du travail

Le développement des applications militaires et civiles de l’atome entraîne une reconfiguration réglementaire et institutionnelle avec l’apparition de nouveaux dispositifs de régulation des risques et de groupes professionnels assurant leur fonctionnement. Si l’accélération industrielle que connaît le secteur nucléaire avec le projet Manhattan s’accompagne d’une logique de renforcement des outils de régulation, elle voit aussi, paradoxalement, les risques professionnels réduits à une forme d’invisibilité sociale.

Alors que la bombe n’est que la première pierre d’un vaste projet militaro-industriel que les différents protagonistes veulent préserver d’une mauvaise image, le suivi de l’exposition professionnelle des personnes impliquées dans la production de l’arme atomique, lorsqu’il existe, se fait à leur insu. Le confinement des informations est facilité par la stricte séparation des différents sites militaires et l’ignorance dans laquelle sont maintenus les simples travailleurs et militaires. Les problèmes de santé des personnes engagées dans le projet Manhattan restent ainsi longtemps méconnus. Ce confinement se brise une première fois au cours des années 1970 avec l’étude commandée par l’Atomic Energy Commission (AEC) portant sur la santé des travailleurs de Hanford, là où le plutonium nécessaire à la fabrication de l’armement atomique américain a été produit depuis le début de la Seconde Guerre mondiale. Parus dans Health Physics en 1977, les résultats de cette étude menée par l’épidémiologiste américain Thomas Mancuso en collaboration avec deux Britanniques, Alice Stewart, médecin et épidémiologiste, et Georges Kneal, statisticien, révèlent une mortalité liée à l’exposition aux rayonnements ionisants plus élevée que les chiffres annoncés jusque-là par les autorités nucléaires américaines. Le risque apparaît dix fois supérieur à celui estimé par la CIPR.

Les enjeux soulevés se révèlent particulièrement sensibles dans une période où les retombées des essais nucléaires et le problème des faibles doses donnent lieu à de vives controverses aux États-Unis. De premiers mouvements de victimes des retombées des essais nucléaires commencent en effet à faire entendre leurs voix, à l’instar des habitants des îles Marshall, mais aussi des travailleurs malades employés dans différentes entreprises ayant contribué à la production de la bombe atomique. Sous la pression de ces mouvements et avec la multiplication des cas portés devant les tribunaux, le gouvernement américain met en place plusieurs programmes d’indemnisation des maladies radio-induites, indiquant ainsi sa volonté de faire la paix avec le passé tout en maintenant une politique de défense nationale fondée sur un important arsenal atomique.

Le (non-) problème des travailleurs « extérieurs » et la sûreté nucléaire en crise

Si la cause des vétérans des essais nucléaires débouche sur la mise en œuvre de politiques publiques aux États-Unis comme en France, le cas des travailleurs de l’industrie électronucléaire reste quant à lui à la lisière de l’espace publique. À partir des années 1970, le recours à des salariés sous-traitants pour réaliser les tâches les plus exposées aux risques des rayonnements ionisants devient endémique dans la plupart des pays nucléarisés. Cette question se constitue progressivement en problème public en France, au moment où les deux principaux acteurs de la filière hexagonale, le Commissariat à l’énergie atomique puis l’entreprise EDF, tous deux héritiers de la Libération, remettent en cause leurs modèles fondateurs en externalisant massivement leurs opérations de maintenance. Dans un contexte marqué par l’accident de Tchernobyl et sous l’action conjuguée d’alertes et d’enquêtes scientifiques, parlementaires et syndicales portant tour à tour sur la mise en danger de la santé des salariés et sur la sûreté des installations, le dossier de la sous-traitance remonte, provisoirement, dans l’espace public national. Le gouvernement français adopte ainsi, en 1997, un décret permettant un meilleur suivi médical des salariés sous-traitants et l’interdiction du travail intérimaire pour les travaux en zone contrôlée. En dépit de cette activité réglementaire, le problème de la sous-traitance ne cesse depuis de donner lieu à de nouvelles alertes comme à l’occasion de la publication du rapport de la commission d’enquête parlementaire sur la sûreté et la sécurité des installations nucléaires en 2018. De même, parmi les acteurs méconnus du monde nucléaire, des voix s’élèvent pour dénoncer les atteintes à la santé et à l’environnement dont ils sont victimes, notamment depuis le continent africain, comme c’est le cas avec les travailleurs d’Arlit au Niger.

Bibliographie

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Clark, Claudia, Radium Girls : Women and Industrial Health Reform, 1910-1935, Chapel Hill, NC, Univ. of North Carolina Press, 1997.

Fellinger, Anne, « Du soupçon à la radioprotection. Les scientifiques face au risque professionnel de la radioactivité en France », thèse de doctorat soutenue en 2008 à l'université Louis Pasteur, Strasbourg.

Ghis Malfilatre, Marie, « Santé sous-traitée. Ethnographier les mobilisations contre les risques du travail dans l'industrie nucléaire en France (1968-2018) », thèse de doctorat soutenue en 2018 à l’EHESS.

Hecht, Gabrielle, Uranium africain, une histoire globale, Paris, Seuil, 2016.

Thébaud-Mony, Annie, La science asservie. Santé publique : les collusions mortifères entre industriels et chercheurs, Paris, La Découverte, 2014.


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