Le pèlerinage à La Mecque, les épidémies et la protection sanitaire de l'Europe (xixe-xxe siècles)

Résumé

L’Europe du xixe siècle est secouée à plusieurs reprises par des épidémies de choléra. En 1865, ce sont les pèlerins de retour de La Mecque qui diffusent la maladie. Dès lors, l’Europe se mobilise pour stopper la menace épidémique en établissant avec le concours de l’Empire ottoman un vaste dispositif quarantenaire sur la mer rouge qui impose à cette catégorie de voyageur un régime sanitaire particulièrement contraignant.

 

Les lazarets destinés aux pèlerins de La Mecque sur la mer Rouge et la ligne de chemin de fer du Hedjaz.
Les lazarets destinés aux pèlerins de La Mecque sur la mer Rouge et la ligne de chemin de fer du Hedjaz.
Les lazarets destinés aux pèlerins de La Mecque sur la mer Rouge et la ligne de chemin de fer du Hedjaz.

Le pèlerinage à La Mecque, une nouvelle menace épidémique

En 1863, pour la quatrième fois depuis le début du siècle, le choléra sort de son berceau originel du Bengale et commence une menaçante progression. Au cours de la première pandémie (1817-1823), la maladie part surtout en direction de l’est, ravageant l’Asie entière, mais aussi le Moyen-Orient et les côtes orientales de l’Afrique. Au cours des deux pandémies suivantes (1826-1841 puis 1846-1861), le choléra parvient jusqu’en Europe, en remontant graduellement par la voie de la Perse et des ports de la mer Caspienne. Son arrivée provoque un choc majeur sur un continent qui se croyait à l’abri des épidémies, péril jugé d’un autre âge et réservé aux peuples moins « civilisés ». Lors de la quatrième pandémie, c’est un événement particulier, le pèlerinage à La Mecque, qui fait exploser la contagion en un temps très bref.

En 1865, vraisemblablement importée en Arabie par des pèlerins indiens, la maladie apparaît dans les villes saintes de l’islam avec une grande violence, tuant un tiers des 90 000 croyants réunis cette année-là. Ceux qui rentrent chez eux véhiculent ensuite la maladie dans les ports de la Méditerranée, lesquels deviennent des foyers secondaires d’où le choléra poursuit sa route vers l’Europe, la Russie et les deux Amériques. Sa diffusion est facilitée par des moyens de transport qui ont gagné en rapidité grâce à la propulsion à vapeur.

Cette quatrième pandémie, pourtant bien moins meurtrière en Europe que la précédente, constitue une nouvelle mise à l’épreuve pour les États du Vieux Continent. Ceux-ci avaient d’ailleurs initié antérieurement un mouvement inédit de coordination. Dans un contexte d’apaisement des conflits européens depuis 1815, la question du risque épidémique était en effet apparue comme un problème partagé qu’il convenait de régler de concert. Les deux premières conférences sanitaires internationales qui se tiennent à Paris en 1851 et 1859 constituent ainsi la première expérience de rencontre diplomatique non motivée par la guerre.

L’époque étant au développement du commerce, il s’agit également pour les nations européennes de trouver un compromis entre la nécessité de se protéger face au retour des épidémies et la volonté de libérer les flux commerciaux que l’antique système des quarantaines contribue à entraver. L’idée défendue lors de ces deux conférences, puis au cours des suivantes, vise à externaliser la barrière de protection sur les littoraux de l’Égypte et de l’Empire ottoman. Pour protéger l’Europe, il faut bloquer les épidémies là où elles se trouvent, c’est-à-dire en Orient. L’Empire ottoman, invité à participer à ce premier internationalisme, limité aux seuls principaux pays européens, est sommé de renforcer son système quarantenaire et les mesures d’hygiène dans les ports de départ. La diffusion du choléra à partir du pèlerinage de La Mecque en 1865 va donner une nouvelle justification à ce mouvement d’externalisation.

Un dispositif de contrôle externalisé et en gestion partagée

La crise suscite la réunion d’une troisième conférence sanitaire internationale qui se tient cette fois à Istanbul en 1866. Il s’agit de faire pression sur l’Empire ottoman pour qu’il collabore au dispositif que les Européens entendent mettre en place pour contrôler les flux du pèlerinage à La Mecque. L’évidence de leur responsabilité dans la pandémie de 1865 a fait des pèlerins musulmans un « groupe à risque » dont il faut se protéger en priorité. En dépit du caractère précoce de la mobilisation commune sur la question des épidémies, les pays européens ne parviennent pas à s’entendre sur ce dossier dès lors qu’il concerne leurs propres territoires. Les conférences sanitaires internationales qui se succèdent dans la seconde moitié du xixe siècle n’aboutissent pas, avant 1892, à une législation internationale contraignante et applicables en Europe, l’accord achoppant sur la défense des souverainetés nationales, chaque État souhaitant garder la main sur sa politique de santé, et sur les incertitudes scientifiques qui divisent contagionnistes et anti-contagionnistes jusqu’à l’avènement de la bactériologie à la fin du siècle. Ces mêmes pays européens vont en revanche trouver un terrain de convergence sur le traitement sanitaire spécifique du pèlerinage à La Mecque.

Si, lors de la conférence d’Istanbul de 1866, les délégués ne parviennent pas à se mettre d’accord sur l’origine et la nature du choléra, l’adhésion au principe de la contagion a toutefois progressé à l’épreuve des épidémies, et le relevé des conclusions de la conférence s’inscrit dans un certain renouveau du système quarantenaire. Mais la barrière de protection, destinée à protéger l’Europe des épidémies, doit s’établir sur un espace extérieur, en l’occurrence la mer Rouge où se croisent les pèlerins venus d’Inde, berceau du choléra, et les autres croyants musulmans.

Un dispositif quarantenaire spécifique pour les pèlerins de La Mecque y est donc établi. À l’entrée la mer Rouge, dans le détroit de Bab al-Mandeb, les pèlerins d’Asie se rendant à La Mecque sont contraints à une halte dans un lazaret situé sur l’île de Kamaran. Si le choléra ne se manifeste pas parmi eux, ils sont autorisés à poursuivre leur voyage sacré. Après les rituels du pèlerinage, ce sont les pèlerins qui repartent vers les régions septentrionales du monde musulman, c’est-à-dire à proximité de l’Europe, qui sont immobilisés dans un second lazaret situé à Tor, au sud du Sinaï. D’autres établissements quarantenaires secondaires sont établis sur les littoraux africains de la mer Rouge et, au début du xxe siècle, le long de la voie de chemin de fer reliant Damas à Médine. Les pèlerins y sont soumis à un régime de contrôle sanitaire sévère, et à un enfermement dont la durée peut être longue si le choléra, puis la peste avec le retour de celle-ci à la fin du siècle, sont signalés au cours du pèlerinage. Même les migrants, autre groupe de voyageurs considérés comme dangereux, ne connaissent pas un tel degré de contrôle. Quant aux « voyageurs ordinaires », ils ne sont plus assujettis à quarantaine en Europe, sauf en cas, devenu rare, de menace épidémique directe, mais bénéficient de l’English system, l’inspection sanitaire et le suivi individuel des voyageurs qui va s’imposer définitivement après l’avènement de la bactériologie.

Le dispositif sanitaire à destination des pèlerins de La Mecque est géré par l’intermédiaire de deux conseils de santé dits « mixtes », c’est-à-dire composés en partie de fonctionnaires locaux et en partie de médecins et de consuls européens, dont l’un siège à Istanbul et l’autre à Alexandrie. Dans l’Empire ottoman comme en Égypte, la souveraineté sanitaire est donc partagée, l’Europe s’étant octroyé un droit d’ingérence dans la gestion des épidémies en général, et dans le contrôle sanitaire des flux du pèlerinage à La Mecque en particulier.

De l’hégémonie européenne au système international

Dès son entrée en guerre en 1914, l’Empire ottoman secoue cette ingérence mal vécue en supprimant le conseil de santé mixte d’Istanbul. L’Égypte devra attendre le traité d’indépendance avec la Grande-Bretagne de 1936 pour nationaliser à son tour le conseil de santé d’Alexandrie. L’ensemble des dispositifs mis en place au cours du xixe siècle pour gérer collectivement la menace épidémique ne disparaît cependant pas, mais participe à la construction du système international après la Première Guerre mondiale. La santé publique internationale est désormais gérée par des institutions pérennes, l’Office international d’hygiène publique (OIHP), créé dès 1907, dont le siège est à Paris, et l’Organisation d’hygiène fondée dans le cadre de la Société des Nations. Elle devient ainsi plus réellement internationale, en intégrant d’autres régions que l’Europe, et ses compétences s’étendant à d’autres maladies que la peste et le choléra, elle rompt avec son obsession de l’Orient proche, et notamment du pèlerinage à La Mecque. Le régime sanitaire spécifique de celui-ci continue toutefois à s’appliquer. Il est d’ailleurs inscrit dans la législation internationale, adoptée depuis 1892, dont la responsabilité de l’application et du contrôle a été transférée aux institutions nouvelles.

Après les ravages épidémiques qui ont accompagné la guerre, le péril recule. Ainsi, le choléra fait une dernière et fugace apparition à La Mecque en 1918. Sa disparition doit sans doute autant à une amélioration des conditions sanitaires locales et à la généralisation de la vaccination en amont du voyage sacré qu’à l’existence du système quarantenaire auquel sont assujettis les pèlerins. Celui-ci est d’ailleurs progressivement allégé, mais les lazarets de la mer Rouge ne disparaissent définitivement qu’à la fin des années 1950. À cette date, la responsabilité du contrôle sanitaire du pèlerinage à La Mecque est transférée à l’Arabie saoudite, ce qui met un terme à plus d’un siècle d’ingérence internationale dans le pèlerinage musulman.

Bibliographie

Chantre, Luc, Pèlerinages d'empire. Une histoire européenne du pèlerinage à La Mecque, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2018.

Chiffoleau, Sylvia, Genèse de la santé publique internationale. De la peste d’Orient à l’OMS, Rennes, Ifpo/PUR, 2012.

Escande, Laurent (dir.), Avec les pèlerins de La Mecque. Le voyage du docteur Carbonell en 1908, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence-Maison méditerranéenne des sciences de l’homme, 2012.

Mishra, Saurabh, Pilgrimage, Politics ans Pestilence. The Hajj from the Indian Subcontinent, 1860-1920, Oxford, Oxford University Press, 2011.

Slight, John, The British Empire and the Hajj, 1865-1956, Cambridge (Mass.)/Londres, Harvard University Press, 2015.


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