La psychiatrie militaire en Europe, xixe-xxe siècles

Résumé

Si l’impact des combats sur le psychisme des soldats est décrit depuis l’Antiquité, le rôle de la psychiatrie dans les services de santé militaires européens a longtemps été loin d’être une évidence. La méconnaissance, voire le déni, des troubles mentaux dans l’armée s’explique en partie par la lente structuration de la médecine mentale en Europe. Elle tient aussi, dans des sociétés dominées par le modèle militaro-viril, à la peur et au mépris qu’ils suscitent. À la veille de la Grande Guerre, rares sont les pays dans lesquels l’organisation pratique d’une assistance psychiatrique militaire est assurée. Des progrès sont certes réalisés entre 1914 et 1918 mais l’expérience acquise sur le terrain semble vite oubliée et les mêmes difficultés resurgissent en 1939 dans des armées mal préparées à prendre en charge les « blessures psychiques ». Longtemps marginalisée, la psychiatrie militaire conquiert durant la seconde moitié du xxe siècle une place mieux reconnue mais ses attributions au sein des services de santé et auprès du commandement continuent de faire l’objet d’une constante négociation.

Photo d’Emmanuel Régis (1855-1918), père de la psychiatrie militaire en France, entouré de ses élèves, elle est publiée en 1956 dans la revue L’information psychiatrique.

L’expérience de la Première Guerre mondiale et l’affirmation de la psychiatrie militaire en Europe

La guerre de Sécession (1861-1865) puis celles de la guerre anglo-boers (1880-1881 ; 1899-1902) et de la guerre russo-japonaise (1904-1905) marquent d’importants tournants dans l’apparition en Europe de recherches psychiatriques consacrées à l’armée. De nombreux articles rapportent dans la presse médicale les cas de troubles mentaux observés chez les soldats et soulignent la nécessité de former des spécialistes afin de mieux sélectionner les recrues d’une part et d’apporter des soins adéquats sur le champ de bataille d’autre part. Ces recommandations sont cependant suivies de peu d’effets et, en 1914, les services de santé des armées sont mal préparés à faire face à un afflux de « blessés psychiques ». Ils doivent mobiliser des médecins civils, psychiatres mais aussi neurologues, psychologues et psychanalystes, à une époque où les frontières entre ces spécialisations sont encore floues. A l’image de l’armée française, qui généralise à compter de 1915 les services de psychiatrie de l’avant, l’armée italienne puis l’armée britannique installent des unités psychiatriques à proximité des zones de combat. La Grande-Bretagne continue toutefois de rapatrier la plupart de ses soldats sur son territoire, comme le font également l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie.

Alors que certains psychiatres considèrent que les soldats ne présentent pas de maladies nouvelles, d’autres les désignent sous les appellations de névroses de guerre. En Grande-Bretagne, le terme Shell shock ne fait pas l’unanimité. Utilisé pour la première fois en 1915 par le psychologue Charles Myers, consultant dans l’armée britannique, il est jugé trop imprécis, susceptible de convaincre le malade de son incurabilité et de faire naître des revendications, tant et si bien que son emploi est prohibé à compter de 1917. Les méthodes de traitement employées chez les belligérants présentent quant à elles de nombreuses similitudes. Loin de se résumer à l’utilisation de l’électricité, qui entraîne des scandales en France, en Allemagne et en Autriche, celles-ci comprennent des pratiques anciennes comme le recours aux bains, aux toniques et aux calmants qui ne sont pas spécifiques à la thérapeutique militaire. D’autres méthodes dont l’emploi est attesté dans certains pays ne se rencontrent pas dans d’autres, comme l’hypnose. Les armées allemande et autrichienne dépêchent par ailleurs des représentants au Ve congrès international de psychanalyse organisé à Budapest en 1918.

La pratique psychanalytique reste cependant marginale dans la plupart des pays européens et les médecins confrontés aux soldats atteints de troubles psychiques s’en remettent le plus souvent soit à la théorie de la prédisposition – ces hommes seraient de toute façon tombés malades, la guerre n’ayant fait que révéler leurs tares – soit à l’idée que leur maladie résulte de leur volonté d’échapper au combat

Une lente institutionnalisation        

Après la fin de la guerre, les recherches consacrées à la psychiatrie militaire ne s’interrompent pas totalement. Toutefois, le rôle des psychiatres semble vite se limiter à désigner les anciens combattants qui méritent une pension et à tenter de mettre au point des tests de sélection. En Grande-Bretagne, il faut attendre 1943 pour que le principe d’une prise en charge rapide à l’avant soit à nouveau adopté. En France, la défaite vient interrompre le déploiement de structures dédiées et l’armée qui se reconstruit à partir de 1942 se montre peu encline à reconnaître les souffrances psychiques du combat. En Russie, la mise en œuvre du plan d’assistance imaginé par les psychiatres pendant l’entre-deux-guerres n’est pas une priorité pour l’Armée rouge, désorganisée par les purges et confrontée à de nombreuses difficultés stratégiques, tactiques et logistiques.

Il faut donc attendre les lendemains de la Seconde Guerre mondiale pour que l’institutionnalisation de la psychiatrie militaire se confirme. L’Italie expérimente dans l’armée de l’air un système de prévention consistant à imposer au personnel naviguant un repos obligatoire dans des hôtels choisis pour leur confort. Les Pays-Bas mettent sur pied un centre de récupération afin d’y réunir les soldats relevant de soins psychiatriques. Enfin, l’évolution des traitements appliqués dans le milieu militaire se traduit, comme dans la psychiatrie civile, par l’introduction des méthodes biologiques et psychothérapiques. Des expériences sont notamment menées en Grande-Bretagne, au sein du service de psychiatrie militaire du Royal Victoria Hospital, pour soigner des soldats dans le cadre d’une « communauté thérapeutique ».

Pour soutenir cet effort d’organisation, la plupart des Services de santé des armées européennes se dote progressivement d’un personnel spécialisé. La psychiatrie conquiert ainsi une place officielle en tant que conseillère du commandement, ce qui confronte de manière accrue les médecins à un « conflit de rôles ». Comment défendre à la fois les intérêts du malade et ceux du commandement ? Le psychiatre doit-il avoir accès aux unités plutôt que d’intervenir uniquement dans les centres hospitaliers de l’armée ? Faut-il soigner dans ou en dehors du milieu militaire ? Dans une position ambivalente, la psychiatrie militaire est partagée entre des théories contraires : si on tient mieux compte des effets de l’exposition au combat – on parle d’« épuisement » ou encore de « fatigue opérationnelle » – la thèse de la prédisposition reste centrale et les malades sont toujours suspects de vouloir, plus ou moins consciemment, échapper à leur devoir .

L’apparition du PTSD et de la « psychiatrie de catastrophes »

Cette ère du soupçon prendrait fin avec l’introduction d’un nouveau diagnostic, apparu sous l’influence des vétérans américains de la guerre du Vietnam : le Posttraumatic stress disorder (PTSD). En 1980, son entrée dans le Diagnostic and statistical manual of mental disorders (DSM), classification des troubles mentaux réalisée par l’Association américaine de psychiatrie, est considérée comme le signe d’une reconnaissance officielle des traumatismes mentaux de guerre. Introduit dans la classification de référence en Europe en 1991, l’adoption du trouble de stress post-traumatique (TSPT) par les psychiatres suscite de nombreux débats. Certains, en particulier en France, lui reprochent d’induire une confusion entre stress et trauma et de faire disparaître le sujet derrière un tableau clinique réducteur. D’autres estiment que cette étiquette, devenue médiatique et ouvrant très largement le droit à réparation, les contraint soit à renoncer à exercer toute expertise soit à réduire la psychiatrie au dépistage des simulateurs.

Aujourd’hui, la psychiatrie militaire est de plus en plus intimement liée à la psychiatrie civile et on parle parfois de « psychiatrie de catastrophes » pour désigner cette nouvelle spécialité aux frontières des deux mondes. Pourtant, les obstacles qui ont freiné pendant fort longtemps le développement de la psychiatrie dans l’armée n’ont pas disparu. Les faiblesses des dispositifs de soins continuent de rendre difficile la prévention, la prise en charge et surtout le suivi de troubles mentaux dont l’apparition peut être tardive. Surtout, ces maladies restent stigmatisées. En France, il y a quelques années, des psychiatres signalaient encore recevoir en première consultation des anciens combattants de la guerre d’Algérie atteints de troubles psychiques qui n’avaient jusqu'alors jamais osé s’adresser à un spécialiste.

Bibliographie

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