Si les risques environnementaux font désormais partie du paysage académique comme de celui du grand public dans le contexte du changement climatique, l’association des deux termes n’a pas toujours été aussi prégnante. On se contentera de citer les travaux du groupe sur l’histoire des forêts (GRHEF), ceux de l’association pour la protection de la nature (APHNE), ceux de l’association pour la prévention des catastrophes naturelles (AFPCN) ou les programmes PIREN du CNRS. La production nationale comme internationale est riche d’études menées séparément et désormais entrecroisées. Cependant, ce domaine a très tôt impliqué aux côtés de travaux théoriques, la dimension finalisée d’une recherche interdisciplinaire sur projets, en lien avec les acteurs des territoires. Réfléchir à cette thématique incite à poser la question de la construction de la connaissance académique, autant que celle, complexe, de la manière dont, au cours du temps, les sociétés ont vécu, accepté, anticipé, contré les risques auxquels elles font face, intégré la question environnementale qui désormais conjugue l’idée de l’urgence dans le contexte du changement climatique : une belle manière de saisir comment les sociétés à un moment de leur histoire envisagent le risque et l’environnement, puisque leurs définitions autant que les attitudes évoluent en fonction du contexte local ou global.
Avant que les auteurs ne se réfèrent de manière univoque aux travaux d’Ulrich Beck, la question des risques a d’abord appartenu au champ de l’économie et des assurances. « Le prêt à la grosse aventure », contemporain du commerce transatlantique et de l’exploitation des empires latino-américains, intégrait dans sa pratique le risque d’une traversée soumise aux aléas des tempêtes et surtout des guerres européennes qui favorisaient la flibuste et autres pirateries. Travaillé dans les années 1970 par les historiens modernistes de l’économie comme B. Benassar, le sujet a progressivement migré vers les autres périodes de l’histoire et vers l’étude des catastrophes. Ces dernières sont envisagées sous l’angle des malheurs du temps (guerre, peste, famine) comme autant d’éléments qui expliquent les crises politiques et sociales ou en sont les effets, autour du moment-histoire que représente la Révolution française. L’histoire du climat depuis l’an mil d’E. Le Roy Ladurie, œuvre originale, répondait d’abord à une volonté d’expliquer par les conditions météorologiques les crises de la fin du xviiie siècle. À partir d’une source sérielle, les bans de vendanges, il a reconstitué les données climatiques dans la longue durée, permettant d’aborder les trajectoires des conditions économiques, politiques et sociales des sociétés de l’Ancien Régime : une approche inter-thématique restée longtemps inédite et, à l’exception des travaux de C. Pfister, sans autres prolongements, jusqu’aux interrogations récentes liées aux nouvelles approches climatiques et environnementales.
Selon la définition classique des risques, c’est la potentialité d’occurrence d’un événement qui prend une dimension de gravité pouvant aller jusqu’à la catastrophe, c’est-à-dire entraîner des dommages matériels et des pertes humaines. Généralement, on distingue les risques naturels que l’on réduit aux aléas physiques et les risques technologiques, industriels et sanitaires, dont les conséquences sur l’environnement sont généralement ressenties de manière plus visible, plus forte et plus directe. Cette distinction est posée dans les historiographies et les courants de l’histoire environnementale.
Les risques naturels et l’environnement : une approche dominée par les géosciences centrées sur la question des aléas
Lorsque l’on exclut les aspects économiques, assurantiels et/ou médicaux, ce sont les aléas naturels qui spécifient les études. Les géosciences ont longtemps dominé le domaine et le dominent encore, avec des entrées qui privilégient les aléas physiques : séismes, inondations, éboulements rocheux, avalanches, laves torrentielles, tempêtes. Il s’agit de les mesurer, évaluer, comprendre pour prévoir les solutions de protection, de prévention ou de remédiation lorsque la catastrophe arrive. Aux côtés de travaux de recherche fondamentale, surtout en temps de catastrophes, se multiplient des programmes de recherche finalisée, conduits par des institutions comme le BRGM ou le Cemagref, à des fins d’aménagement des territoires. Quelques événements ou séries d’événements ont scandé la chronologie des programmes et des études, voire engendrent des lois majeures. Citons l’avalanche de val d’Isère en février 1970 qui enjoint de réactualiser et de systématiser les enquêtes pour la connaissance des avalanches. Les séries de tempêtes et d’inondations catastrophiques en 1981 donnent naissance à la loi de juillet 1982, dite loi CatNat, relative à l’indemnisation des victimes de catastrophes naturelles ; celles du début des années 1990 et surtout la menace de l’effondrement de la montagne de Séchilienne (Isère), exposant directement l’agglomération grenobloise à une inondation catastrophique et au risque du pôle chimique (risque Seveso) en amont de l’agglomération, conduisent à la loi de février 1995 dite loi Barnier, relative au renforcement de la protection de l’environnement et à des populations menacées par des risques naturels majeurs. Bien que ces programmes soient souvent à l’initiative du ministère de l’Écologie/Environnement, la plupart ne font pas un lien express avec l’environnement, au sens où on l’entend depuis les années 2000. Avec le cas emblématique de Séchilienne, la loi Barnier intègre fortement cette double dimension des risques naturels et de l’environnement, et, face à la nécessité de prendre en compte les populations, incite les géosciences à faire appel aux SHS.
Des aléas à la vulnérabilité : l’apport des historiens et des SHS sur la question des risques naturels
Les historiens, plus tardifs que d’autres disciplines des SHS à s’emparer de cette thématique, inscrivent leurs travaux d’abord dans des programmes interdisciplinaires, portés le plus souvent par des géographes, des sociologues ou des archéologues réunissant plusieurs universités comme le programme sur les inondations de la Vilaine, issu du GDR Riclim. Progressivement des historien-e-s se spécialisent sur ce thème et un certain nombre de thèses sont soutenues dans les années 2000-2010. Au départ, ce sont d’abord des médiévistes ou des modernistes comme J. Berlioz, C. Desplat ou R. Favier qui étudient des catastrophes notoires, toujours citées en référence : le tremblement de terre de Lisbonne, l’effondrement du mont Granier, ou les grandes inondations des xviie ou xixe siècles. Durant cette décennie, une série de colloques et de séminaires se tiennent, suivis de publications régulières. Quelques travaux isolés, notamment autour de la forêt, intègrent la dimension des risques, surtout à partir de la grande tempête de 1999. Certain-es spécialistes d’histoire urbaine intègrent la question des inondations, après les crues des années 1990 et du début du xxie siècle.
Lorsque les historiens sont convoqués par les géosciences, ils le sont d’abord pour renseigner les événements passés, pour reconstituer les séries chronologiques des événements en vue de travaux de modélisation. Un des enjeux est alors de faire comprendre que toute archive est un construit incomplet et orienté, même lorsqu’elle rend compte d’éléments factuels. Un autre enjeu tient à l’orientation donnée. C’est moins l’aléa que la vulnérabilité qui intéresse les historiens, une vulnérabilité qui tient autant aux territoires qu’à celle générée par les activités humaines. Cette entrée et surtout la prise en compte des sociétés et de leur(s) mémoire(s) dans la longue durée amènent à revoir l’analyse des sociétés dites traditionnelles, qui s’est imposée depuis le xviiie siècle. Loin d’être des populations passives devant les événements, les travaux récents ont montré qu’elles ont toujours su gérer les risques et les dangers inhérents aux territoires en fonction des possibilités techniques et des connaissances empiriques qu’elles se transmettaient. En parallèle, la nécessité d’aménager et d’équiper les territoires avec le développement industriel et urbain à partir du xixe siècle a rendu les territoires plus vulnérables, en même temps que les connaissances scientifiques se développaient et s’imposaient, négligeant les savoirs vernaculaires et dépossédant les populations de la gestion des risques.
On insiste désormais sur la gestion des territoires (aménagement) qu’elles ont su mettre en œuvre pour rendre acceptables les risques et sur la fragilité des sociétés actuelles, dépendantes des savoirs scientifiques et techniques, et qui ont le plus souvent perdu le rapport au territoire dans lequel elles vivent.
La fin de l’illusion du « risque zéro » et le retour de la culture du risque
La série d’événements catastrophiques (inondations, tempêtes) du tournant du xxie ont remis en cause la notion de « risque zéro » qui prévalait jusqu’à la fin des années 1990. Cette remise en cause est venue des services de l’État mais aussi sous la pression des compagnies d’assurances confrontées à des événements récurrents et à des demandes toujours plus importantes au regard des lois. Le renversement de perspective est notable au milieu des années 2000 : on met alors en évidence l’impérieuse nécessité d’une culture du risque qui doit être refondée et partagée.
Des questionnements et des évolutions analogues concernent les communautés qui mènent ces recherches dans des pays européens. L’accent est mis sur la gestion et l’acceptation des risques par les populations, ainsi que sur les socio-systèmes engageant la vulnérabilité des territoires et des sociétés. Le renversement est important : il pointe cette vulnérabilité comme élément majeur du déclenchement, de la réalité d’un risque et/ou sa transformation en événement catastrophique.
Depuis la fin des années 2000, le concept de « résilience », issu des catastrophes humanitaires et des guerres, est adapté aux risques et catastrophes environnementales. Il n’est pas étonnant de voir se développer des travaux qui réfléchissent de manière interdisciplinaire à la notion de catastrophe, dont on atteste de son caractère exceptionnel dans l’occurrence comme dans l’intensité des destructions humaines, matérielles, réelles et symboliques. Or les médias utilisent de manière surabondante et sans distinction le terme de catastrophe, désignant parfois comme telle de simples événements. Le principal effet de cette surmédiatisation fondée sur les émotions et l’immédiateté, rend éphémère la conscience du danger et éloigne d’une réelle culture du risque.
Relier environnement et risques : l’impact des catastrophes sur les territoires
La décennie 2000 est importante dans l’émergence d’une histoire de l’environnement qui englobe désormais les risques naturels. Plusieurs facteurs concourent à ce rapprochement. La présence d’institutions académiques fortes sur ces thèmes comme le Rachel Carson Center très impliqué dans la constitution de l’European Society for Environmental History (1999) dont des membres fondateurs travaillent sur les deux catégories des risques, naturels et industriels. L’occurrence d’un certain nombre de catastrophes industrielles pointant la fragilité des sociétés : Tchernobyl en 1986, l’explosion de l’usine AZF en 2001, deux catastrophes industrielles majeures. Certaines relient risques naturels et industriels, notamment l’ouragan Katrina en 2005 et, surtout en 2011, Fukushima. Initialement un tsunami, il devient une catastrophe industrielle d’ampleur par la présence sur la côte de la centrale nucléaire insuffisamment étalonnée pour résister à un séisme d’une telle intensité. Ce sont également les grandes tempêtes comme les séries de tsunami/inondations en Thaïlande ou en Indonésie, ou les séismes en Haïti ou au Mexique (Mexico en 1985 et une série dans les années 2010). Avec l’affirmation de l’écologie comme science et comme courant politique et social, les recherches se concentrent sur les phénomènes de pollution, industrielle et urbaine, plus sporadiquement sur le monde rural. Un ensemble de travaux et de programmes autour d’une nouvelle structure, le Ruche (Réseau universitaire de chercheurs en histoire environnementale), fondée en 2008, relisent l’industrialisation et l’urbanisation sous ce prisme, en particulier les années 1960 devenues les Trente Pollueuses après avoir été glorifiées comme les Trente Glorieuses. D’autres s’attachent à inscrire ces risques industriels dans la plus longue durée. Cette relecture tient à la prise de conscience des effets différés des pollutions, longtemps impensés, négligés ou occultés, au regard d’un discours sur le progrès et d’une invisibilité directe de ces effets. La transformation des territoires et des paysages participe à cette visibilité et à cette prise en compte des catégories de risques, même si en termes d’impacts, ils n’entrent pas forcément dans la même temporalité.
D’un « signal faible » à une présence constante des risques environnementaux, naturels, industriels, technologiques et sanitaires
Au sein d’une histoire de l’environnement en pleine expansion, qui se traduit par une production riche, abordant des thématiques diverses sous l’angle culturel, politique, social et paradoxalement peu économique, le thème des risques environnementaux a pris toute sa place et recouvre l’ensemble du champ. Il correspond au contexte actuel qui pense l’avenir en termes de danger pour la planète comme pour les sociétés avec la nécessité devenue impérieuse de préserver l’environnement avec l’émergence d’« actions citoyennes » qui utilisent les réseaux sociaux pour porter cette conscience environnementale.
Travailler conjointement la vulnérabilité sous toutes ses formes et manifestations et en saisir les évolutions est une manière de replacer l’apport des historiens dans cette compréhension des phénomènes. Il est en effet nécessaire de dépasser la distinction entre risques naturels et technologiques, de relier les approches pour mieux comprendre les effets sur les territoires et les populations, en termes sanitaires et de santé publique. Si la grande différence entre risque dit naturel et risque technologique est leur visibilité immédiate/différée, – un éboulement ou une inondation se voit et se vit alors que la pollution ne se voit pas toujours –, l’organisation des sociétés contemporaines imbriquant étroitement nature et culture oblige à cette prise en compte globale des risques, selon leurs paramètres respectifs.
C’est une manière de « refroidir » l’effet du présent dans l’apparente augmentation des phénomènes comme dans celle de la mobilisation des populations. Derrière l’approche globale, les études conduites sur des territoires précis, prenant en compte la territorialité dans tous ses aspects, les risques dans toutes leurs dimensions et la gestion/prévention/protection de ces derniers par l’ensemble des acteurs, permet d’analyser les modes de faire et d’être des sociétés face à leur environnement. On peut ainsi mesurer le renversement des priorités dans l’acceptation ou pas des risques industriels et technologiques comme on a pu le faire pour les risques naturels. On retrouve sous d’autres formes la question de la fragilité apparente des sociétés anciennes et de celle réelle des sociétés contemporaines.
S’interroger sur les contours de cette notion de risques environnementaux, lorsqu’elle est utilisée sans distinction ou globalisée, reste primordial, d’autant plus avec le changement de perspective. Désormais, on considère les paysages, et plus que les territoires, la planète entière. Alors qu’existe une prise de conscience par la société, cette entrée peut déposséder les individus de leurs responsabilités dans le devenir de leurs territoires puisque parler de risques environnementaux c’est avant tout passer à une autre échelle de perception et d’analyse. Il est essentiel de toujours relier les échelles d’espace et de temps, et d’intégrer les interactions entre territoire(s) et environnement via les risques pour mieux comprendre les sociétés et leur devenir face à ces enjeux majeurs.
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