Santé et environnement en Europe (xviie-xxie siècles)

Résumé

L’étude des relations entre santé et environnement est une préoccupation médicale ancienne qui a pris des formes différentes au cours de l’histoire, en fonction des paradigmes médicaux mais aussi des enjeux économiques et politiques. Est ici analysée l’évolution entre les xviie et xxie siècles de la prise en compte des différents paramètres sanitaires et environnementaux par les populations européennes, le monde médical et les structures de pouvoir : conditions climatiques, milieux spécifiques comme les zones humides et les forêts, types d’habitat urbains et ruraux, alimentation, lieux et conditions de travail.

De l’eau, de l’air, de la lumière... : collection de tableaux muraux publiés par Armand Colin, tableau 14bis, 1900. © Gallica/BnF. Source : Gallica/BnF

L’histoire des relations entre santé et environnement s’enracine dans des traditions anciennes dont certaines sont même à l’origine de la discipline historique : ainsi Jean Bodin, dans la Méthode pour faciliter la connaissance de l’histoire (Methodus ad facilem historiarum cognitionem, 1566) fait du déterminisme climatique une des explications pour comprendre les conditions de vie des populations, les caractéristiques corporelles, l’évolution de la santé et le lien entre nature et société. Cette idée est fondée sur la fortune du néohippocratisme théorique et pratique : les savoirs médicaux reposent très largement sur l’histoire de maladies nées des qualités de l’eau, de l’air, du sol et de l’alimentation, aussi bien individuelles que collectives (épidémies, pandémies, etc.). Or cette historicité de la pensée médicale, passée après 1850 au second plan de la réflexion du fait des développements de la médecine clinique puis de la médecine microbienne et de la génétique, connaît un regain d’intérêt depuis la fin du xxe siècle aussi bien chez les historiens que dans les organisations sanitaires nationales et internationales.

Pour les premiers, il s’agit notamment de comprendre comment les conditions environnementales ont interagi avec les actions des sociétés : l’historiographie américaine a joué un rôle majeur dans ce domaine par la mise en avant des chocs microbiens lors des colonisations et par les approches d’histoire globale qui renouaient, d’une certaine façon, avec les principes de la cosmographie à la Renaissance. Les analyses de William Hardy Mc Neill et Alfred W. Crosby ont eu un retentissement mondial. Pour les organisations sanitaires, au premier rang desquelles l’Organisation mondiale de la santé fondée en 1948 et héritière, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, de la section d’hygiène de la Société des Nations (1919-1946), la lutte contre les maladies passe par la prise en compte des contextes médico-sociaux, des enjeux de pouvoir et des effets de la mondialisation, avec désormais une surveillance particulière des maladies liées aux pollutions et aux circulations de virus et microbes, dont l’actualité est renouvelée dans un contexte de réchauffement climatique.

La nature : menace ou atout ? L’exemple des zones humides et des forêts

La question du méphitisme et des miasmes délétères renvoie à des peurs ancestrales touchant les zones humides considérées comme insalubres et dangereuses. La spécificité des fièvres intermittentes est un des topoï de la littérature médicale, avant son identification avec le paludisme grâce aux recherches d’Alphonse Laveran qui publie en 1884 le Traité des fièvres palustres. Ces fièvres, plus ou moins virulentes et mortelles selon le type de Plasmodium responsable, touchent toute l’Europe, jusqu’en Scandinavie, avant de refluer progressivement à partir des dernières décennies du xixe siècle, plus rapidement en Europe septentrionale. On les rencontre de façon endémique non seulement dans des zones humides tels que les marais pontins, le delta de l’Èbre, la Camargue, la Dombes et la Sologne, les polders flamands et hollandais ou les comtés du sud-est de l’Angleterre, mais aussi dans les villes dont les sites, pour des raisons militaires et économiques, sont très souvent assimilables à des marais. Nous savons aujourd’hui que les conditions environnementales sont effectivement essentielles à la compréhension des mécanismes de cette maladie qui reste la plus grave endémie à l’échelle mondiale au xxie siècle (environ 200 millions de cas selon les estimations de l’OMS en 2012). Toutefois, le paludisme a quasiment disparu en Europe, après y avoir fait des ravages, parce que certaines conditions de sa transmission ont été supprimées : zone humide et anophèles sont des conditions nécessaires mais pas suffisantes. Dans les représentations et savoirs médicaux de la période moderne, les émanations des zones humides constituent un danger qui justifie les opérations de drainage et d’assainissement. Or cela peut conforter certains intérêts économiques, dans le cadre des efforts d’intensification agricole et d’aménagement urbain ou, au contraire, s’opposer à d’autres, suscitant résistances, conflits et débats sur l’opportunité des opérations. De nos jours, la responsabilité de l’habitant sur son environnement quotidien peut être pointée du doigt, par la création de micro-espaces favorables aux moustiques tropicaux arrivés en Europe (cas du moustique-tigre porteur de la dengue).

L’image traditionnelle de la forêt est en grande partie opposée à celle des marais : alors que les zoonoses (maladies passant des animaux vertébrés aux hommes) sont encore négligées, les zones boisées sont associées à des milieux salubres ; c’est leur disparition qui constitue un problème dans la mesure où elle suscite des déséquilibres. Dès le dernier tiers du xviiie siècle, avant même la naissance de l’écologie, des botanistes prennent conscience de l’impact de la déforestation sur le climat et les qualités de l’air, de l’eau et des sols. Or ces modifications ont aussi des conséquences sur la salubrité des lieux et la santé. Même si les études contemporaines portent en partie sur les territoires coloniaux, notamment insulaires avec Pierre Poivre dans les Mascareignes, leur portée est plus générale. En France, sous la Restauration et la monarchie de Juillet, les débats parlementaires portent sur l’utilité économique des déboisements avec, en toile de fond, la mise en avant d’enjeux sanitaires car la masse des arbres est alors considérée comme un moyen de lutter contre les gaz délétères. La loi du 28 juillet 1860 et les opérations de reboisement qui en découlent, par exemple celles des Landes de Gascogne, sont une des conséquences de cette vision cherchant à concilier l’intérêt économique et la salubrité des lieux. Tous les États européens mènent une politique favorable au reboisement, mais c’est en Europe méridionale, notamment en Espagne et en Italie, que les enjeux sont les plus importants. L’idée que la forêt permet d’absorber une partie du dioxyde de carbone et de lutter contre le méphitisme attribué à ce gaz fait partie de l’argumentaire médical européen de la seconde moitié du xixe siècle.

Urbanisation, pollutions, alimentation : la santé face à l’insalubrité et aux substances toxiques

Tout au long des xixe et xxe siècles, une inquiétude s’exprime à l’égard du milieu urbain – et pourtant, c’est vers les villes que convergent un nombre croissant d’Européens. En 1800, ils étaient 20 millions à vivre dans les villes (taux d’urbanisation de 11,5 %). Un siècle et demi plus tard, on compte 259 millions d’urbains, soit quasiment un Européen sur deux. L’émigration rurale s’est également prolongée tout au long du second xxe siècle. Les générations de l’immédiat après-guerre participent à la civilisation urbaine, automobile, consumériste, qui engendre son lot de critiques précoces, mais également d’effets sanitaires face auxquels les pouvoirs publics sont restés longtemps passifs ou ont agi timidement : parmi les produits mis progressivement au banc des accusés, les gaz d’échappement des automobiles, les produits phytosanitaires (du DDT au glyphosate), ou bien encore les molécules utilisées par l’industrie des biens de consommation courante (formaldéhydes, éthers de glycol, parabènes). Les laboratoires de recherche industrielle façonnent un environnement chimique largement invisible, aux quatre coins de la planète.

L’urbanisation, dans un âge libéral où l’État se concentre sur le domaine régalien (police, justice, affaires extérieures), donne plus de responsabilités aux pouvoirs locaux. Pour lutter contre les maladies infantiles et prévenir les affections épidémiques, les municipalités de la fin du xixe siècle s’organisent et prennent en charge les familles les plus pauvres ou « à risque » ; l’expérience des bureaux municipaux d’hygiène, mise en œuvre à Bruxelles dans les années 1870 et copiée en France, initialement au Havre, se développe rapidement. On en compte plusieurs dizaines quand la loi de 1902 sur la protection de la santé publique les impose aux villes de plus de 20 000 habitants ainsi qu’aux stations thermales ou balnéaires. Vaccinations, médecine scolaire, désinfection des domiciles en cas de maladie contagieuse, sont les opérations les plus fréquentes. Dans tous les pays industrialisés (Royaume-Uni, Allemagne, etc.), des œuvres annexes, publiques ou charitables, visent la distribution de lait pour les enfants. Des laboratoires contrôlent la qualité des aliments vendus sur les marchés, et celle des eaux qu’il est progressivement nécessaire d’épurer. Le logement insalubre est un facteur de maladie plus difficile à combattre, mais qui suscite un gros effort d’enquête de la part des statisticiens et des hygiénistes. Les règlements de police de construction se multiplient en Suisse à la fin du xixe siècle. À Paris, un « casier sanitaire » mis en place en 1894 vise à mettre en fiches l’état des immeubles et des logements : il aboutit à la délimitation d’îlots insalubres. L’investissement limité des propriétaires dans la rénovation, et la part ténue (environ 10 %) consacrée par les ménages ouvriers au loyer dans leur budget, expliquent l’état d’insalubrité d’une proportion importante du parc immobilier urbain français au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Durant toute la première moitié du xxe siècle une intense propagande contre les fléaux sociaux – alcoolisme, tuberculose, syphilis – vise à réduire la morbidité phtisique et les maladies vénériennes. Tous les moyens de communication modernes sont utilisés et l’éducation sanitaire devient une discipline à part entière. Des associations philanthropiques envoient les enfants des taudis urbains respirer l’air de la campagne, faute de pouvoir agir sur l’état du logement.

Les progrès de la biomédecine, dont l’emblème sont les antibiotiques mis au point après la Seconde Guerre mondiale, font oublier progressivement la prévention, synonyme de discipline sur les corps, reléguée comme archaïque. L’annonce de l’éradication de la variole, en 1978, est vécue comme la réalisation du progrès de l’hygiène et de la médecine sur plus d’un siècle, avant que le sida ne vienne défier les systèmes de santé publique et remettre à l’agenda la prévention sanitaire. Le changement climatique, avec ses vagues caniculaires et la progression vers le nord de moustiques vecteurs de maladies, est un nouveau défi pour cette hygiène affaiblie par les divers scandales sanitaires de la fin du xxe siècle, de l’amiante vue comme bombe silencieuse à retardement, à l’incertitude sur les risques de la production alimentaire (« crise de la vache folle »).

Enfin, de façon récurrente, avec des hauts et des bas en termes de médiatisation et de montée sur l’agenda des préoccupations publiques, le thème des effets de la vie urbaine sur la santé traverse toute la période. Comme l’exprime en 1956 – peu avant que l’on évoque un « mal des grands ensembles » – Pierre Delore, un médecin de Lyon appartenant au courant dit holiste, c’est-à-dire attentif à l’état physique mais également au bien-être spirituel des citoyens : « La correction des inconvénients du climat urbain est affaire d’urbanisme, de décentralisation, de destruction du taudis, de création d’espaces libres, de parcs, de jardins, d’avenues, de places, de squares (les poumons des villes, la “ville verte”), de lutte contre le bruit, d’hygiène générale et de propreté des rues, de règlements municipaux, de hauteur suffisante des cheminées d’usine, de remplacement des véhicules à mazout par des véhicules électriques, de détournement d’une certaine partie de la circulation urbaine par des routes circulaires en bordure des cités, d’hygiène des ateliers. » De l’environnement physique à l’environnement social, une gamme très riche de leviers d’action sont pris en compte par les acteurs publics. Il existe depuis environ trois décennies un réseau des villes-santé de l’OMS. De son côté, l’État français, par exemple, a mis en œuvre quatre plans nationaux « santé-environnement » depuis le début du xxie siècle, avec des résultats mitigés en termes d’action sur (ou par) les citoyens.

La santé au travail : une préoccupation ancienne renouvelée par les révolutions industrielles

Dès l’époque moderne, la question des maladies professionnelles n’échappa pas au corps médical. Le fameux Traité des maladies des artisans de Ramazzini (De Morbis artificum diatriba, 1700) en est le témoignage, même s’il reste tributaire de la médecine hippocratique fondée sur les caractéristiques des « lieux ». Réédité dans toute l’Europe au cours du xviiie siècle (Leipzig, Utrecht, Londres, Venise, Genève, Leyde, Naples, Paris, etc.), il reste toutefois relativement isolé jusqu’aux publications du médecin de Lausanne Samuel-Augustin Tissot et de divers mémoires envoyés aux sociétés savantes, revues médicales et facultés d’Europe, surtout après 1760. Avec la libéralisation de l’économie en Europe occidentale, les ouvriers sont en position de faiblesse, et nombre d’observateurs soulignent la mauvaise santé de ces derniers, particulièrement dans l’industrie textile. En France, après la Révolution, le travail des enfants et des femmes suscite la mobilisation de réseaux charitables et catholiques, qui ajoutent au risque d’accident et de dégradation de la santé physique celui de déchéance morale. Un phénomène comparable s’observe en Grande-Bretagne où, à l’occasion des premières législations protectrices des femmes, enfants et jeunes travailleurs, les questions d’exposition à des agents pathogènes dans le cadre du travail paraissent secondaires.

Il faut attendre le dernier tiers du xixe siècle pour que se constitue vraiment une « hygiène professionnelle ». C’est l’époque où se multiplient les Traités d’hygiène industrielle (en France, des docteurs Napias, Poincaré, Layet, etc.). C’est bien plus tard, au xxe siècle, qu’on observe le premier classement comme maladie professionnelle d’une pathologie depuis longtemps connue, le saturnisme qui frappait les ouvriers des fabriques de céruse et les peintres en bâtiment. Votée en 1919, l’extension aux maladies professionnelles de la loi sur la réparation des accidents du travail (1898) fait basculer ces intoxications dans un régime de type assurantiel dérogeant au droit commun et marqué, jusqu’à nos jours, par la grande difficulté des malades à faire reconnaître l’origine professionnelle de leur affection. S’ouvre alors l’ère des praticiens d’une discipline devenue plus technique et dédiée à l’assainissement des atmosphères de travail. Dans les mines belges, l’ankylostomiase, infection parasitaire longtemps endémique en Europe et très répandue dans la plupart des districts miniers, fait l’objet d’un dépistage à l’embauche. De façon générale, la médecine du travail mise en place dans ces années d’avant la Seconde Guerre mondiale vise à prévenir l’embauche d’ouvriers qui déclareraient des maladies susceptibles de devenir indemnisables, comme la silicose. Prévenir vaut mieux que guérir, dans une approche qui flirte avec l’eugénisme. Pour l’entreprise comme pour le salarié, l’accident est bien plus menaçant que la maladie chronique. Le cloisonnement avec la vie en dehors de l’usine est encore plus prononcé durant le troisième quart du siècle, celui où naît une mobilisation de masse pour la lutte contre les pollutions et la préservation de l’environnement. La question des poussières respirées au travail reste largement cantonnée dans une sphère d’experts, alors que les suies dégagées par les centrales thermiques engendrent immédiatement des plaintes riveraines. L’impact de l’organisation du travail en 3 x 8 et des cadences imposées par les machines est laissée dans l’ombre par une société qui s’empresse de reconnaître les mérites de l’électroménager et de l’automobilité. Avec la montée sur l’agenda médiatique et politique du « scandale de l’amiante » arrive enfin la question de la « santé au travail », délicate à traiter et inquiétante socialement à cause des effets différés du matériau toxique. Alors que l’épidémie de cancers potentiellement engendrés par l’exposition aux fibres tueuses n’est pas terminée, une nouvelle brèche sur le front des maladies professionnelles s’est ouverte avec la reconnaissance du préjudice d’anxiété (France, 2019).

Bibliographie

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