Le système international des brevets et la Première Guerre mondiale

Résumé

La Première Guerre mondiale interrompt la construction, commencée à la fin du siècle précédent, d’un ordre international des brevets d’invention. Dans une guerre également économique, les belligérants rompent avec le principe de ne pas léser les brevetés étrangers. En particulier, les Alliés saisissent de nombreux brevets allemands. Après-guerre, malgré l’ambiguïté des traités de paix qui à la fois légalisent ces mesures de guerre et déclarent restaurer les droits, le système international est progressivement rétabli dans les années 1920.

En octobre 1914, le gouvernement britannique força la firme allemande Hoechst à autoriser la fabrication par Burroughs, Wellcome & Co, du médicament antisyphilitique Salvarsan, protégé par des brevets. Source : Science Museum Group

Dans la seconde moitié du xixe siècle, les brevets d’invention, qui assurent à leur détenteur l’exclusivité sur un artefact ou procédé technique, deviennent un élément clé des stratégies de certaines entreprises. Et, alors comme aujourd’hui, ces stratégies se déploient à l’échelle internationale. Dès les années 1870, des juristes, hommes politiques et industriels demandent à faciliter l’exploitation dans plusieurs pays en même temps des brevets et autres titres de « propriété industrielle » (notamment protection des marques et le design des produits). En résulte une régulation internationale répondant à ces vœux. Même si celle-ci ne concerne pas que l’Europe, c’est dans le vieux continent que se trouve son centre de gravité. Dans les années 1900, les brevets délivrés à des non-résidents représentent ainsi plus de la moitié du total dans de nombreux États européens. À travers eux se dessinent les dépendances technologiques envers l’Allemagne et les États-Unis, non sans causer des tensions, par exemple en France et en Grande-Bretagne.

Un ordre international entravé

L’éclatement de la Première Guerre mondiale vient bouleverser cette configuration. Entre 1914 et 1918, la moyenne annuelle du nombre de brevets demandés chute, dans certains pays (France, Allemagne, Autriche) de 40 % par rapport aux années 1910-1913. La mobilisation des hommes, ainsi que les difficultés de l’économie et de la communication entre pays belligérants contrarient, en effet, le travail des différents acteurs de la propriété industrielle. Les agents de brevets, professionnels du conseil aux brevetés, peuvent de moins en moins facilement correspondre avec leurs confrères d’autres pays, alors qu’ils aidaient avant-guerre à pallier l’absence de procédures uniformisées ou centralisées. Dans le même ordre d’idées, l’Association internationale pour la protection de la propriété industrielle (AIPPI) − principal groupe d’intérêt luttant pour faciliter l’exploitation internationale des brevets − ne peut plus se réunir. Fondée en 1897, l’AIPPI constituait le porte-voix des partisans de l’internationalisation des brevets, bien souvent bénéficiaires de ce processus, qu’il s’agisse de juristes et d’agents, ou de certaines entreprises industrielles, notamment dans la chimie organique (colorants, médicaments) et dans l’électrotechnique.

Enfin, le conflit affecte aussi le travail des offices nationaux de la propriété intellectuelle. Au-delà des difficultés matérielles, la guerre s’étend en effet aux questions économiques et entre en contradiction avec un élément central du système international des brevets, la convention fondant l’« Union internationale pour la protection de la propriété industrielle » (dite Union de Paris). Signée en 1883, celle-ci facilite l’obtention et l’exploitation de brevets dans les États membres de l’Union, principalement en interdisant à ceux-ci de défavoriser les brevetés étrangers. Avec la guerre, les spécialistes discutent pour savoir si, du point de vue juridique, la convention est encore en vigueur. En pratique, les États belligérants cessent simplement d’en respecter les principes, sans sortir de l’Union.

Les brevets devenus enjeux de la guerre économique

Certes, des mesures spéciales sont prises en faveur des détenteurs de brevets dans pratiquement tous les États européens. La prolongation du délai de priorité, pendant lequel il est possible de breveter une même invention dans plusieurs pays, va même dans le sens du maintien d’un ordre international. Néanmoins la logique de la guerre économique prévaut. Les belligérants suspendent la délivrance de brevets intéressant la défense nationale ou demandés par les ressortissants de pays ennemis. De plus, les Alliés mettent sous séquestre des brevets détenus par des Autrichiens et des Allemands, en autorisent l’exploitation, voire les confisquent. Les États-Unis vont particulièrement loin, saisissant plus de 4 000 brevets ennemis. Du côté allemand et austro-hongrois, des lois similaires sont adoptées, mais ne sont guère appliquées. Les industriels allemands sont en effet opposés à ces mesures de guerre, car ils détiennent beaucoup de brevets à l’étranger, en particulier en France et en Grande-Bretagne, bien davantage que les ressortissants des Alliés n’en possèdent en Allemagne. La crainte des représailles recommande une certaine prudence.

Les collaborations au sein des alliances reflètent ces mêmes considérations. Réunis à Paris en 1916, les Alliés discutent les mesures de guerre économique à prendre à l’encontre de l’Allemagne, et y incluent des projets d’harmonisation législative et de collaboration en matière de brevets. Dans les milieux privés spécialisés dans la propriété industrielle, certains espèrent en profiter pour poursuivre l’internationalisation au-delà des blocages d’avant-guerre, dus aux intérêts divergents entre économies nationales et entre concurrents. En réalité, ces problèmes subsistent, et seules les mesures de guerre contre les brevets ennemis font consensus. Du côté des empires centraux, les associations privées mènent de très prudentes discussions sur une éventuelle harmonisation de la propriété industrielle, projet qui fera long feu.

Sortir de la guerre, sortir des logiques de guerre

En somme, la Grande Guerre marque une rupture dans l’intégration internationale des systèmes européens de brevets entamée à la fin du siècle précédent. L’objectif d’approfondir ce processus ne disparaît pas, mais est reconfiguré par la logique des alliances militaires. L’immédiat après-guerre reste marqué par le jeu de tensions entre les vainqueurs, et plus particulièrement la France, et les vaincus, et plus particulièrement l’Allemagne. En effet, le traité de Versailles, tout en déclarant le rétablissement des titres de propriété industrielle, légalise a posteriori certaines saisies de brevets ou en rend possibles d’autres, au grand dam des industriels et agents de brevets allemands. Cette poursuite de la guerre économique concerne aussi le projet d’un Office interallié des brevets, qui doit permettre l’examen des demandes et leur enregistrement centralisé. L’objectif avoué du gouvernement français, qui caresse cette idée depuis 1916, est de concurrencer l’office allemand des brevets, qui disposait avant 1914 d’une position privilégiée à l’échelle internationale grâce à la bonne réputation de son examen. Le projet français restera toutefois lettre morte, en raison notamment de l’opposition sourde de la Grande-Bretagne, qui poursuit un projet similaire à l’échelle de son empire.

Néanmoins le fonctionnement international des brevets est progressivement restauré. Les traités de paix non seulement rétablissent les droits de propriété et les traités internationaux, mais prévoient aussi divers délais exceptionnels facilitant le maintien des brevets. Suite aux doléances des industriels des pays neutres, relayées par leurs gouvernements, un accord est signé au sein de l’Union de Paris en juin 1920, reprenant les dispositions des traités de paix favorables aux brevetés, qui ne s’appliquaient qu’aux belligérants. En octobre 1925 est organisée à La Haye une nouvelle conférence de l’Union de Paris. Pendant l’été qui précède, l’AIPPI se réunit pour la première fois depuis la guerre. Assurément, l’Europe a changé. De jeunes États, issus notamment de l’éclatement de l’Empire austro-hongrois, rejoignent l’Union de Paris. La Société des Nations et la Chambre de commerce internationale s’occupent de propriété intellectuelle. Toutefois l’ordre international des brevets se reforme sur ses structures fondamentales d’avant 1914. Rétrospectivement, certains verront même dans les années 1920 un apogée de la propriété industrielle, bien avant la création de l’Institut international des brevets en 1947 puis de l’Office européen des brevets en 1973.

Bibliographie

Galvez-Behar, Gabriel, Des brevets en guerre : science, propriété industrielle et coopération interalliée pendant la Première Guerre mondiale, dans Patrick Fridenson et Pascal Griset (dir.), L’industrie dans la Grande Guerre [colloque des 15 et 16 novembre 2016], Vincennes, Institut de la gestion publique et du développement économique, 2018, p. 176-185 (http://books.openedition.org/igpde/4954).

Griset, Pascal, Le brevet européen : une réussite européenne pour l’innovation, Munich, Kösel, 2013.

Mächtel, Florian, Das Patentrecht im Krieg, Tübingen, Mohr Siebeck, 2009.


Source URL: https://ehne.fr/encyclopedie/thématiques/civilisation-matérielle/première-guerre-mondiale-dés-intégrations-européennes/le-système-international-des-brevets-et-la-première-guerre-mondiale