Si peu de sources attestent ces déplacements avant le xive siècle, l’Europe de la fin du Moyen Âge est bien une zone d’échanges qui voit une population croissante d’artistes et d’artisans emprunter les routes maritimes et terrestres pour aller vers des régions et des royaumes étrangers. Dès la fin du xive siècle apparaissent ainsi d’importants courants artistiques nord-sud qui perdurent jusqu’au début du xvie siècle. Les mouvements d’artistes, et la circulation des œuvres et des modèles qu’ils engendrent, deviennent les vecteurs essentiels de la transmission de la pensée artistique. Ils permettent de diffuser une iconographie renouvelée ainsi que des techniques innovantes, qui viennent enrichir les productions locales.
Longs, coûteux et périlleux, ces voyages, lorsqu’ils ne sont pas à l’initiative de souverains ou de riches mécènes, peuvent être motivés par un désir de formation ou de découverte, mais aussi et surtout par la recherche de nouvelles commandes et de stabilité financière. Partant alors sans protection ni aide pécuniaire, ces voyageurs doivent subvenir à leurs besoins et trouver du travail sur place. Parmi les destinations privilégiées se distingue l’ancienne couronne d’Aragon, dont les souverains, en particulier Jean Ier (1387-1396), Martin Ier dit Martin l’Humain (1396-1410) et Alphonse V dit le Magnanime (1416-1458), jouent un rôle clé dans ces mobilités et dans le renouveau artistique qu’elles permirent.
Trois vagues successives se distinguent : une première à la fin du xive siècle, qui correspond au gothique international, une seconde au xve siècle, alors que se développe l’ars nova, et enfin une troisième au tournant du xvie siècle, lorsque se diffusent les apports de la Renaissance italienne.
Du gothique international à l’ars nova
Le gothique international se définit comme un art courtois marqué par l’élégance des formes, avec une prédilection pour les arabesques et la représentation des détails de la vie quotidienne. Développé en France, en particulier à Paris, il se répand dans toute l’Europe à partir des dernières décennies du xive siècle. Mentionné pour la première fois à Valence en 1393, le peintre Marçal de Sas, pintor alamany (c’est-à-dire peintre d’origine « allemande »), est considéré comme l’un des acteurs clés dans la diffusion de ce premier courant nordique. Il travaille notamment comme collaborateur du peintre Pere Nicolau, dont l’atelier domine la scène artistique valencienne, mais côtoie également d’autres artistes locaux sur le travail desquels il laisse une empreinte durable. En atteste le remarquable Retable du Centenar de la Ploma conservé au Victoria & Albert Museum de Londres, dans lequel plusieurs mains sont identifiables, dont celle du maître « allemand ». Barcelone, autre grande ville portuaire de la couronne, compte également dans son foyer artistique des peintres septentrionaux, mais aucun ne se démarque comme Marçal de Sas, qui peut être perçu comme l’un des initiateurs de ce premier courant septentrional.
Dans le deuxième quart du xve siècle se développe un nouveau courant, baptisé par Erwin Panosky ars nova, apparu en Flandre sous l’impulsion notamment de Jan van Eyck, peintre du duc de Bourgogne Philippe le Bon, qui en est la figure dominante. Est alors introduit un langage illusionniste, offrant au spectateur une vision globale du réel, retranscrit avec minutie au sein d’un espace pictural convaincant. Cette nouvelle pratique rompt ainsi avec l’esthétique linéaire et sophistiquée du gothique international. Ce renouveau marque une nouvelle fois toute l’Europe et en particulier la couronne d’Aragon en raison du goût marqué d’Alphonse V pour l’art flamand et, sans doute, des bonnes relations que ce souverain entretient avec le duc de Bourgogne. En 1431, il envoie ainsi son peintre Lluís Dalmau en Flandre pour se former à cette nouvelle manière. À son retour, cet artiste peint le panneau de la Vierge des conseillers, aujourd’hui conservé au Museu Nacional d’Art de Catalunya (MNAC), qui fait directement référence aux modèles eyckiens.
Dans le même temps, arrive à Valence Louis Allyncbrood, peintre formé à Bruges où il a travaillé au contact de Jan van Eyck ou du moins de ses œuvres, comme en témoigne le Tryptique de la crucifixion du Prado qui lui est attribué : s’y retrouvent une même attention méticuleuse aux détails, l’ouverture des scènes sur un paysage verdoyant et un expressionisme fort. Au milieu du xve siècle, après avoir fait une étape à Toulouse, Antoine de Lonhy, enlumineur et peintre formé en Bourgogne, séjourne en Catalogne avant de repartir pour la Savoie puis le Piémont. Pendant deux ans il travaille à Barcelone, où il laisse deux œuvres considérables pour l’art catalan et européen : la Rose de l’église Santa Maria del Mar (dont il a fait le carton) et le Retable de la Domus Dei conservé au MNAC. L’arrivée de ces étrangers contribue à la diffusion de l’Ars nova, qui se répand dans la production locale avec des artistes tels que Jacomart, Joan Reixach ou encore le maître de la Porciúncula.
Les apports de la Renaissance
Au tournant du xvie siècle, l’illusionnisme pictural flamand laisse place aux nouveautés italiennes. Une fois encore, les artistes étrangers, souvent nordiques, jouent un rôle majeur dans la diffusion de ces innovations, qu’ils combinent avec des modèles empruntés à des gravures allemandes, qu’ils démocratisent également. Avec la figure de Hayne Brun, peintre originaire du Brabant documenté de 1500 à 1507 à Gérone puis à Barcelone, l’art catalan atteint son apogée. Deux panneaux documentés, issus de l’ancien retable du maître-autel du monastère de Sant Cugat et désormais au MNAC, mettent en évidence un grand talent descriptif et une émotion intense, caractéristiques de l’art septentrional, auxquels s’ajoutent une monumentalité nouvelle des corps et des jeux de lumière qui modèlent les corps et les chairs.
Mentionné pour la première fois à Valence en 1496, puis à Barcelone à partir de 1510, Jean de Bourgogne, peintre originaire de Strasbourg, participe enfin, aux côtés d’autres étrangers tels que Fernando Yáñez de la Almedina ou encore le Portugais Pedro Nunes, à la diffusion des nouveautés picturales. Sur les œuvres conservées, comme la Vierge à l’enfant ou le Retable de saint Éloi de Pedro Nunes, actuellement au MNAC, s’observent la même monumentalité des corps à la musculation puissante, le maniérisme des détails, l’intensité des coloris et la conception de l’espace architectural, toutes caractéristiques qui font écho au renouveau apporté par la Renaissance italienne. Particulièrement réceptifs, les artistes catalans tels que Joan Gasco ou encore Pere Mates élaborent, sur la base de ces modèles, leur propre interprétation, mêlant tradition locale et modernité.
Ces circulations vers et dans la couronne d’Aragon s’inscrivent dans un courant plus vaste, nord-sud, qu’illustrent également par exemple le Picard Nicolas Froment qui, après un séjour en Italie, s’installe en Provence, le Flamand Rogier van der Weyden qui fait un voyage en Italie, l’Allemand Albrecht Dürer qui y séjourne deux fois, Michel Sittow, peintre estonien formé à Bruges qui, grand voyageur, travaille un temps pour Isabelle la Catholique, ou encore son contemporain, Juan de Flandes, qui pour sa part s’installa définitivement en Espagne.
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