L’histoire culturelle de l’automobile pose généralement la question suivante : quel usage les gens faisaient-ils de leur voiture ? Eh bien, ils commençaient par les construire ! En effet, il n’est pas rare de voir les automobilistes construire – ou rafistoler – leur propre véhicule. Dès le début du xxe siècle, ils sont nombreux à développer des compétences en bricolage pour répondre à des contraintes économiques ou techniques, mais également par « attachement sentimental » à leur voiture. Bricoler sa voiture est pour eux une manière originale d’accéder à la mobilité et à l’autonomie. Le cas de la Grèce sera ici particulièrement traité, car on dispose de peu de données sur les autres pays européens, en raison du caractère singulier du sujet.
Le recours au bricolage s’impose d’abord comme une nécessité pour les automobilistes. Cela peut tenir à la faiblesse de la production nationale, à celle des importations de véhicules, aux difficultés d’approvisionnement en carburant et pièces détachées, ou encore au manque de garages disposant d’une main-d’œuvre qualifiée. Les premiers propriétaires d’automobiles embauchent donc souvent des chauffeurs faisant également office de mécaniciens. À l’inverse, conduire sa voiture soi-même est à la fois une marque de distinction sociale et une preuve de savoir-faire technique. À l’époque, la voiture remplissait des fonctions plus diverses qu’aujourd’hui. Pour certains agriculteurs, par exemple, elle ne sert pas seulement de moyen de locomotion, mais également de source d’énergie quand elle est à l’arrêt.
Si la vogue de l’automobile remonte aux premières décennies du xxe siècle, ce n’est qu’au cours de la Seconde Guerre mondiale, et surtout par la suite, que la possession d’un véhicule devient un phénomène de masse. C’est avec cette massification que l’on voit se développer les pratiques de bricolage. Pendant la guerre, les pays ne disposant pas d’un parc de véhicules militaires suffisant réquisitionnent des voitures de particuliers qui sont transformées pour un usage militaire. En Grèce notamment, des citoyens se mettent à collecter des pièces de véhicules militaires abandonnés avec lesquelles sont fabriqués des engins à trois roues dénommés fourkoni. Le nom et la conception de ces tricycles s’inspirent de véhicules du même type qu’utilisait l’armée italienne pendant l’invasion de la Grèce. En raison de la pénurie de carburant, ces véhicules improvisés roulent au gaz. Ce genre de conversion se pratique dans plusieurs pays, par exemple en Finlande. Mais on recourt parfois à des techniques peu orthodoxes : c’est notamment le cas en Grèce, où des mécaniciens autodidactes utilisent des chauffe-eau domestiques pour fabriquer des « gazozen ». Ces objets sont insérés dans le moteur à explosion afin d’alimenter les cylindres en carburant gazeux grâce à l’emboîtement de deux réservoirs métalliques. Le réservoir interne est hermétique. Un carburant solide (du bois) est inséré dans les deux réservoirs ; on enflamme ensuite le bois contenu dans le réservoir externe afin de chauffer l’interne, mais comme l’absence d’oxygène dans ce dernier y empêche la combustion, cela dégage du gaz qui vient alimenter un circuit de carburant analogue à celui des voitures à essence du commerce.
Mais ces pratiques ne répondent pas seulement à des contraintes économiques. Dans les années 1950 et 1960, le bricolage automobile s’insère dans une culture technique très masculine où se nouent des liens de solidarité. C’est le cas dans de nombreux pays d’Europe de l’Est à l’époque soviétique. Comme la production automobile des usines d’État ne suffit pas à satisfaire la demande des consommateurs, on voit apparaître un marché noir de pièces détachées où s’approvisionnent les automobilistes désirant réparer eux-mêmes leurs vieux modèles. Ces réparateurs du dimanche se retrouvent dans des garages transformés en lieux de sociabilité ; on peut s’y adonner à ce qui devient un passe-temps masculin et s’évader d’appartements exigus. Dans le cas de la Grèce, qui ne possède pas d’industrie automobile importante, la majorité des véhicules sont importés d’Europe du Nord ou de l’Ouest. Mais avec la hausse des taxes à l’importation, la plupart des automobilistes se tournent vers des véhicules d’occasion, qui nécessitent des réparations fréquentes. En outre, les interventions sur le moteur ou la boîte de vitesse pour en augmenter la puissance sont une pratique courante. Tout cela contribue à l’essor d’une « culture du garage » très répandue chez les conducteurs grecs jusqu’à la fin des années 1970.
Dans certains cas, ce n’est pas à des fins utilitaires que l’on bricole sa voiture ou qu’on la décore. De telles pratiques subsistent encore parfois généralement en lien avec la sous-culture de certains groupes sociaux. Dans la Grèce des années 1970, par exemple, les chauffeurs de taxi et les conducteurs de poids-lourds décorent leur véhicule professionnel, afin d’affirmer leur identité. Plus récemment, dans les années 1980 et 1990, la Grèce connaît les kontrakias, ces groupes de jeunes gens marginaux qui transforment leurs voitures en modèles de course afin de parier sur le résultat des courses qu’ils organisent. À une échelle plus locale, on trouve un cas analogue en Norvège, celui des Râners. Pour ces jeunes gens, la culture du garage est un aspect essentiel de leur identité. L’absence de liens entre ces groupes, issus de pays si différents et si éloignés l’un de l’autre, met en évidence l’importance de la vitesse dans la culture automobile de l’ensemble du monde occidental.
Avec la généralisation de l’électronique embarquée dans l’industrie automobile depuis les années 1990, les modifications après achat deviennent l’apanage des experts. Cette évolution se retrouve dans les magazines automobiles. Alors qu’on y trouve des conseils techniques jusqu’aux années 1970, les modèles y sont désormais présentés comme des « boîtes noires » techniquement inaccessibles à l’usager moyen. S’il existe encore, en Europe comme aux États-Unis, des passionnés et quelques sous-cultures pour lesquels le bricolage auto représente un passe-temps, la plupart des anciens modèles sont vendus d’occasion en Asie ou en Afrique, où des mécaniciens formés sur le tas s’emploient toujours à les réparer et à les recycler. Ces motivations économiques se retrouvent également dans certains groupes marginalisés en Europe. C’est le cas, pour la Grèce, des Roms et d’immigrés en provenance d’autres continents : ils récupèrent des pièces détachées dans les décharges publiques et les bennes de recyclage pour fabriquer des engins à trois roues assez semblables aux fourkonis de la Seconde Guerre mondiale. Grâce à ce mode de locomotion bon marché, ils peuvent faire la tournée des décharges et des poubelles et vendre les objets qu’ils y ont récupérés, soit à d’autres membres de la communauté pour que ceux-ci se fabriquent leurs propres fourkonis, soit à des usines de recyclage. Avec la crise financière qui a frappé l’Europe en 2008, on a vu se développer des garages informels à ciel ouvert dans de grandes villes comme Paris, ce qui pose des problèmes tant sur le plan fiscal qu’environnemental.
La frontière entre production et consommation s’estompe quand les usagers réparent ou modifient leur propre voiture. Ce phénomène peut revêtir des dimensions multiples. Il peut s’agir de la construction identitaire d’un groupe affirmant sa différence culturelle au sein d’un groupe social plus vaste. Mais s’il s’agit d’une nécessité économique, il touche des catégories plus larges. Ce fut le cas dans de nombreux pays occidentaux pendant la Seconde Guerre mondiale et cela s’observe aujourd’hui sur les continents qui importent des voitures d’occasion achetées en Europe ou aux États-Unis. Mais cette distinction entre motivations culturelles et motivations économiques n’est pas toujours suffisante. Elle est manifestement inopérante dans le cas de plusieurs pays d’Europe de l’Est. Les carences de la production automobile nationale y servent de terreau à une culture du garage où les classes moyennes peuvent se reconstruire une identité grâce à la technologie. Et le fait que ces pratiques soient reprises par les populations immigrées en Europe montre la fluidité spatio-temporelle de cette culture de la voiture.
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