Le maintien de l’ordre en situation coloniale

Résumé

Le maintien de l’ordre, outil principal de domination, est au cœur de la situation coloniale. Il met aux prises les représentants des puissances coloniales et/ou leurs relais locaux avec les populations colonisées. Ce thème invite à questionner l’existence d’un consentement des populations colonisées à la tutelle coloniale, mais aussi à interroger les circulations impériales des modèles de maintien de l’ordre, et leurs modalités.

Distribution d’armes aux partisans marocains à Taza en 1925, Agence de presse Meurisse, BnF (Meurisse, 27326 A).
Distribution d’armes aux partisans marocains à Taza en 1925, Agence de presse Meurisse, BnF (Meurisse, 27326 A).

Maintenir l’ordre est l’une des principales justifications des tutelles occidentales sur de vastes pans du globe. Il s’agit, en effet, de lutter contre l’« anarchie » qui règnerait dans les territoires non européens, et ce, afin de garantir les intérêts économiques des puissances impériales. Néanmoins, l’historiographie ne s’est intéressée que tardivement à cette question. Il faut attendre les années 2010 pour que de nouvelles recherches mettent en évidence certains invariants du maintien de l’ordre en situation coloniale, communs à tous les empires, indépendamment du statut administratif des territoires (colonies, protectorats, administration directe ou Indirect rule).

Les principales caractéristiques du maintien de l’ordre en situation coloniale

La frontière entre (r)établissement et maintien de l’ordre, c’est-à-dire entre la guerre et les opérations de police, est particulièrement poreuse en situation coloniale, les mêmes acteurs exerçant indistinctement l’une et l’autre prérogative. Il est essentiellement l’œuvre de militaires ou d’anciens soldats. Les Européens n’ont pas le monopole du maintien de l’ordre en situation coloniale : ils sont assistés par de nombreux « indigènes » (Mokhazenis marocains, policiers du Pangreh Praja en Indonésie ou gardes indigènes malgaches par exemple). Ainsi, la garde indigène malgache étudiée par Nicolas Courtin a pour fonction principale de faire rentrer l’impôt et de réprimer ceux qui s’y dérobent. Les agents indigènes du maintien de l’ordre sont également chargés de surveiller et de faire travailler les prisonniers.

Outre son intérêt pratique (il permet de compenser les faibles effectifs européens et d’accroître le taux d’encadrement de la population), le recours à des acteurs locaux, recrutés parmi la population colonisée, permet de conférer une forme de légitimité à l’exercice de la violence coloniale. En outre, les agents indigènes du maintien de l’ordre mettent au service des colonisateurs leur connaissance de la population, du territoire, et leur maîtrise des langues locales.

La division du travail obéit ainsi à des logiques raciales : si les acteurs européens sont seuls responsables du contrôle de la population européenne présente dans les colonies, le maintien de l’ordre au sein de la population colonisée est essentiellement délégué aux acteurs locaux, parfois encadrés par un Européen. Ainsi, en 1930, lorsque les nationalistes marocains manifestent à Fès contre le dahir berbère (texte de loi qui règle le fonctionnement de la justice dans les tribus dites berbères), la répression est confiée au pacha de la cité impériale, Mohammed el Baghdadi, et à ses troupes. À l’inverse, seuls des policiers et gendarmes français interviennent le 22 mars 1936 pour faire cesser une bagarre qui oppose militants Croix-de-Feu et membres du Front populaire à Port-Lyautey (actuelle Kénitra).

Le recours aux chefs locaux et à leurs hommes ne suffit cependant pas à contrebalancer l’insuffisance de la présence européenne dans les colonies. C’est pour surmonter cet obstacle que les autorités coloniales tentent de prévenir l’apparition des troubles, grâce à un quadrillage efficace du territoire et à une meilleure connaissance des populations. Certains administrateurs coloniaux sont spécifiquement affectés à ces tâches de renseignement, à l’image des officiers des bureaux arabes en Algérie, étudiés par Jacques Frémeaux (et qui serviront ensuite de modèle aux officiers de renseignement). Malgré ces efforts, les acteurs chargés du maintien de l’ordre n’ont qu’une connaissance partielle et biaisée des hommes et des choses qu’ils sont chargés d’administrer.

Les débats historiographiques

Le maintien de l’ordre étant au cœur des rapports de domination, il a suscité trois débats historiographiques principaux.

Dans la lignée des travaux de Ranajit Guha et des subaltern studies, se pose la question d’un consentement des populations colonisées à l’ordre colonial. Autrement dit, ce dernier se fonde-t-il uniquement sur la coercition ou repose-t-il également, au moins en partie, sur un consensus entre colonisateurs et colonisés ? Les historiens se sont également demandé si les pratiques coloniales de maintien de l’ordre étaient un conservatoire ou un laboratoire des pratiques observées dans les métropoles impériales. Initialement soulevé à propos des pratiques guerrières, ce débat se décline également au niveau du maintien de l’ordre (voir notamment les travaux d’Emmanuel Blanchard sur le contrôle des populations algériennes en France). À partir de l’étude des forces de police, l’historiographie anglo-saxonne du colonial policing questionne les circulations et les transferts existants entre les métropoles impériales et leurs territoires coloniaux et tente de déterminer quel est le modèle de maintien de l’ordre exporté dans les colonies britanniques : est-ce celui de la police métropolitaine – non armée, fondée sur le consentement de la population –, ou celui de la Royal Irish Constabulary, système militarisé développé d’abord en Irlande ? L’historien Clive Emsley propose une réponse nuancée, en soulignant la juxtaposition de différents types de police dans les empires coloniaux. Les autorités coloniales adoptent généralement une approche pragmatique, adaptée en fonction du territoire et de la population à contrôler mais aussi des moyens financiers disponibles.

De nouvelles perspectives

Partant de deux constats – la relative faiblesse de l’encadrement colonial et la méconnaissance du territoire et des populations à contrôler –, de nouvelles recherches tentent de comprendre comment l’ordre colonial parvient néanmoins à être maintenu la plupart du temps dans les colonies. Ces travaux s’intéressent aux politiques et aux outils qui visent soit à éviter les conflits, soit à y mettre rapidement un terme. Dans la lignée des travaux de Daniel Headrick qui insistent sur l’importance des productions industrielles (bateaux à vapeur, armes plus meurtrières, développement de la médecine qui permet de lutter contre les maladies tropicales, etc.) pour expliquer l’expansion coloniale sans précédent du dernier tiers du xixe siècle, ces recherches insistent sur les conditions matérielles du maintien de l’ordre. Il s’agit dès lors de souligner l’importance des politiques publiques pour gagner le consentement des populations et éviter l’éclatement de conflits mais aussi d’étudier le développement des réseaux de communication (réseaux de transports, réseaux télégraphiques, etc.) qui permettent aux forces de l’ordre d’être mieux renseignées et d’intervenir plus rapidement.

Bibliographie

Bat, Jean-Pierre, Courtin, Nicolas (dir.), Maintenir l’ordre colonial. Afrique et Madagascar (xixe-xxe siècles), Rennes, PUR, 2012.

Bessac-Vaure, Stève, « Groupes armés auxiliaires et monopolisation de la violence dans l’Empire chérifien (années 1900-années 1920) », 20&21. Revue d’histoire, no 145, 2020, p. 49-61.

Emsley, Clive, « Policing the empire/policing the metropole : some thoughts on models and types », Crime, histoire et sociétés, vol. 18, no 2, 2014.

Grémont, Johann, Maintenir l’ordre aux confins de l’Empire. Pirates, trafiquants et rebelles entre Chine et Viêt Nam (1895-1940), Paris, Hémisphères éditions, 2018.

Dossier « Pratiques ordinaires de l’ordre en Afrique », Vingtième siècle. Revue d’histoire, no 140, octobre-décembre 2018.


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