Les « Petites Italies » de Lorraine (xixe-premier xxe siècle)

Résumé

Bénéficiant de nombreuses sources tant écrites (rapports de police, correspondances, journaux, monographies) que photographiques, l’histoire des Italiens de Lorraine est bien connue. Massive à partir des années 1880, la présence italienne en Lorraine se traduit par la concentration de milliers de Transalpins dans des communes qui ne tardent pas à prendre des allures de quartiers romains et napolitains. Certaines villes sont alors surnommées des « Petites Italies ». La diaspora engendre la ville autant que la ville engendre la diaspora.

Commerces italiens à Jœuf en Meurthe-et-Moselle au début du siècle (Collection CPHJ).
Commerces italiens à Jœuf en Meurthe-et-Moselle au début du siècle (Collection CPHJ).

Bien que pluriséculaire, la présence italienne en Lorraine devient massive à la fin du xixe siècle avec la multiplication des chantiers de fortification, la découverte du minerai de fer dans le bassin de Briey et la mise au point du procédé Thomas permettant de déphosphoriser la fonte. Inférieure à 2 000 personnes en 1891, la population italienne de Meurthe-et-Moselle dépasse les 6 200 personnes en 1901, puis les 50 000 une décennie plus tard. En quelques années, la région devient ainsi l’une des terres d’immigration les plus importantes en France et cette arrivée d’une main-d’œuvre italienne abondante pour répondre aux besoins croissants de travailleurs, se traduit par la métamorphose d’espaces urbains dans lesquels les Italiens se concentrent. C’est l’apparition des « Petites Italies ». L’utilisation du terme est assurée dès 1905 par un article de L’Est républicain du 29 août 1905, qui décrit Thil comme : une « véritable petite Italie ». Une métamorphose de la commune qui suscite un vif intérêt parmi les autochtones. Pierre Milza affirme que les « petites Italies » qui se sont constituées dans la première moitié du siècle à Jœuf, Homécourt, Auboué, Longwy, Villerupt, Hussigny, Thil, Rehon, Audun-le-Tiche, Longlaville, et Serrouville « méritent plus cette appellation que les quartiers ou rues à Italiens de la périphérie parisienne » (Voyage en Ritalie, 1993). Ici en effet, ce sont des villes entières qui prennent et gardent pendant des décennies une allure transalpine.

Une concentration importante d’Italiens

En 1913, sur les 53 000 Italiens recensés en Meurthe-et-Moselle, 46 700 vivent dans l’arrondissement de Briey, l’arrondissement industriel de la région avec ses mines et ses haut-fourneaux qui attirent une main-d’œuvre transalpine importante. Initiée dès les années 1880, cette venue d’Italiens fait de la Lorraine, et en particulier du nord de la Meurthe-et-Moselle et de la Moselle, alors sous domination allemande, une des principales destinations des migrants italiens en Europe. En Moselle, comme en Meurthe-et-Moselle, la hausse du nombre d’Italiens est rapide ; de 2 340 en 1890, ils sont un peu plus de 27 000 en 1905 et plus de 30 000 à la veille de la Grande Guerre. La Lothringen est une terre d’accueil privilégiée pour eux puisqu’un Italien sur quatre vivant dans le Reich y réside. En 1931, 100 000 Italiens résident ainsi en Lorraine, essentiellement dans cette zone minière. Afin de ne pas être isolés dans un nouveau pays, dans lequel ils ne souhaitent parfois rester que quelques mois, des Italiens font le choix de se regrouper avec des compatriotes avec lesquels ils partagent des repères comme la langue, la cuisine, les jeux, voire des convictions, et auprès desquels ils peuvent obtenir une protection et des conseils. Pour les migrants, cet « entre soi » favorise autant la réalisation d’économies que l’insertion dans le monde du travail par des réseaux de recrutement ou la constitution d’entreprises familiales. Cette concentration a en outre des répercussions sur la physionomie de l’espace urbain.

Un air d’Italie

En effet, dès le début du xxe siècle, plusieurs contemporains rendent compte de la métamorphose de villes lorraines suite à l’arrivée massive des Italiens. Un journaliste de L’Est républicain explique en 1905 que la concentration des Italiens donne « à certains coins d’Hussigny ou de Villerupt la couleur locale des vieux quartiers de Rome et de Naples ». En 1910 dans la revue Le Musée social, le commandant Reynaud n’hésite pas à parler des communes de Trieux et d’Auboué comme des « villages italiens » et d’Homécourt comme une « agglomération italienne », tandis que le géographe Paul Vidal de La Blache parle d’une « Italie improvisée au flanc de notre Lorraine ». Encore en août 1914, c’est la même impression qui marque un soldat lorsqu’il traverse Piennes avec sa troupe : « À voir tant d’enseignes italiennes, je pourrais me demander si nous n’avons pas franchi la frontière italienne ! » Les marqueurs d’italianité sont en effet multiples dans ces villes métamorphosées. Les enseignes des commerces sont écrites en italien, l’architecture de certains bâtiments renvoie à celle de la péninsule tel le café de la Tourelle à Homécourt, ainsi nommé en référence aux fermes de la Vénétie natale du tenancier. Quant à Villerupt, un tiers des débits de boissons est tenu par des Italiens en 1924. L’odorat et le goût accompagnent ces signes visuels avec la découverte de la cuisine italienne puis l’ouïe est sollicitée lorsque la langue de Dante se fait entendre par les discussions et les chants qui retentissent dans les rues.

Une diaspora engendrée par la ville

Lieux de vie entre Italiens, ces espaces urbains contribuent à la constitution de la colonie italienne. Les observateurs notent ainsi la reproduction d’activités de la péninsule dans ces villes lorraines comme le jeu de hasard, la morra. En 1919, dans un essai sur la condition ouvrière dans le bassin de Briey, De Canisy écrit que les Italiens sont passionnés par les jeux de boules et de quilles, « chaque cantine a aussi son jeu de boules et […] l’Italien préfère rester dans le voisinage du débit ». Plus que tout autre lieu, la cantine est le lieu phare de la diaspora. Tenue par un ménage d’Italiens, la cantine accueille et héberge de nombreux migrants qui y retrouvent des compatriotes avec qui ils partagent un dortoir, des repas et diverses occupations. Hauts lieux de la sociabilité des Italiens et concentrant nombre d’entre eux, les cantines servent aussi régulièrement de décors à des affrontements franco-italiens et italo-italiens. Le commandant Reynaud met ainsi en garde contre la fréquentation des quartiers habités par des Italiens les jours de repos : « Tous les dimanches, les abords des cantines et les routes qui traversent l’agglomération italienne sont transformés en champs de bataille où sous les prétextes les plus divers on échange des coups de revolvers. » En 1902 à Mont-Saint-Martin, suite à une première altercation entre ouvriers français et transalpins, une « chasse à l’Italien » a lieu dans les différentes auberges qui hébergent des Italiens.

Si les conditions de vie des migrants et l’insalubrité de ces « Petites Italies » sont décriées à l’aube du xxe siècle, soit pour dénoncer la présence italienne soit pour les plaindre comme le fait l’abbé Kalbach dans La Croix en 1913, l’immigration italienne favorise aussi une renaissance urbaine. D’une certaine manière, la diaspora engendre elle aussi la ville. En effet, pour retenir cette population ouvrière, il faut créer de véritables villes. Reynaud souligne ainsi l’embellisement des villages autour d’Homécourt pour attirer les Italiens : « Pour attirer la main-d’œuvre italienne, décider les familles à s’établir dans le pays, et rendre les ouvriers moins nomades, les concessionnaires de mines bâtissent de jolis villages, aux rues bien tracées, avec de grandes places, des lavoirs, de l’eau, exclusivement destinés à loger les ouvriers étrangers. » Enrichissant leur village de départ par l’envoi de mandats, les migrants italiens contribuent aussi au développement des villes en France aussi bien comme maçons que comme simples habitants qu’il faut fidéliser et sédentariser. La tenue d’un festival du film italien à Villerupt depuis 1976, la présence d’innombrables noms italiens dans l’annuaire, sur les enseignes dans les rues ou sur le monument aux morts de la commune rappellent cette forte présence italienne dans la ville lorraine qui, comme d’autres, devient au début du siècle dernier une « Petite Italie ».

Bibliographie

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Galloro, Piero D., Ouvriers du fer. Princes du vent. Histoire des flux de main-d’œuvre dans la sidérurgie lorraine. 1880-1939, Metz, Serpenoise, 2001.

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