Métissage et discrimination sous le régime de l’esclavage
Les sociétés esclavagistes sont fondées sur la superposition originelle d’un statut juridique (libre ou esclave) et d’une caractéristique physique (la couleur de la peau). Ainsi, un blanc d’ascendance européenne est considéré comme un individu libre, alors qu’un noir d’origine africaine est associé au statut servile. Dès les débuts de la colonisation, les relations sexuelles entre propriétaires blancs et esclaves noires, souvent forcées, fréquentes –notamment du fait de la rareté des femmes blanches – mettent à mal ces distinctions juridiques.
Elles sont menées le plus souvent hors de l’institution du mariage et donnent naissance à des « mulâtres », terme qui souligne la différence de statut juridique et de couleur de peau de leurs parents. Nombre de ces enfants, nés esclaves, sont affranchis par leur père, qui est également le propriétaire de leur mère. Cette pratique donne naissance à une nouvelle classe, celle des « Libres de couleur » qui regroupe aussi bien des métis issus d’une relation interraciale entre un Blanc et une femme noire que des esclaves affranchis d’origine africaine et brouille ainsi les frontières raciales. Le statut de Libre de couleur répond cependant à la volonté de distinguer, au sein d’une catégorie juridique globale (celle des libres), les individus d’origine servile.
Dans ses observations sur la société dominguoise de la fin du xviiie siècle, Moreau de Saint-Méry (lui-même colon de la Martinique) établit une ligne de couleur (color line) infranchissable entre Blancs et Noirs : la « macule servile » de ceux qui possèdent des ancêtres de « couleur » constitue une marque indélébile qui interdit aux affranchis, aux métis et à tous leurs descendants d’intégrer le groupe des « Blancs » au fil des générations. Les « mulâtres » sont l’objet d’opprobre et de mépris de la population blanche, qui entretient à leur égard de nombreux préjugés : ce sont des êtres « paresseux », « vaniteux », « avides d’honneurs ».
Sous le régime de l’esclavage, les Libres de couleur ne disposent pas de la plénitude des droits civils dont jouissent les Blancs. La Révolution française puis la première moitié du xixe siècle sont marquées par le combat des Libres de couleur en faveur de l’égalité civile et juridique avec les Blancs. Cette lutte ne porte que partiellement ses fruits en 1833, lorsque la Charte coloniale reconnaît des droits civils identiques aux Blancs et aux Libres de couleur, mais elle impose un cens électoral très élevé, écartant de fait la quasi-totalité des Libres de couleur.
En 1848, l’abolition de l’esclavage rend de fait caduques les discriminations entre les Libres, qu’ils soient blancs ou de couleur. L’abolitionniste Victor Schoelcher espère que les distinctions socio-raciales finiront ainsi par s’estomper. Or c’est tout l’inverse qui se produit.
La grande peur de la substitution après 1848
La catégorie juridique des Libres de couleur est immédiatement remplacée par la dénomination « mulâtres » afin de les distinguer des Blancs, qui ont toujours été libres, et des Noirs « cultivateurs » (le terme remplace celui d’« esclave ») affranchis en 1848. Au milieu du siècle, les mulâtres sont bien plus nombreux que les Blancs en Martinique et en Guadeloupe.
Cette catégorie intermédiaire très hétérogène est composée de nombreux artisans, de domestiques, de commerçants et de planteurs mais aussi d’une élite instruite qui s’impose très progressivement dans les professions libérales. La IIe République et le suffrage universel leur permettent d’exercer des mandats politiques nationaux et municipaux. Cette entrée nouvelle des « mulâtres » dans la vie politique provoque une véritable terreur chez les Blancs créoles, terreur qui se lit dans de nombreux écrits : la notion de « substitution » apparaît en effet dans les correspondances de certains Blancs créoles. Le propriétaire Thoré écrit ainsi à Auguste Pécoul le 24 septembre 1848 pour dénoncer l’accession d’hommes « de couleur » à des mandats électoraux ou à des postes dans l’administration coloniale, autrefois réservés aux Blancs créoles.
La figure du mulâtre est alors perçue comme dangereuse car elle menace de subvertir l’ordre social et racial, et de mettre en péril la domination coloniale de la France aux Antilles. À lire les Blancs créoles, une domination « de couleur » remplacerait bientôt la domination blanche, seule à même de maintenir la présence coloniale française. À travers cette notion de substitution, c’est le spectre de la révolution de Saint-Domingue menée par les esclaves en 1791 qui resurgit. En supprimant le suffrage universel et la liberté de la presse, le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte (1851) met fin pour un temps à cette grande peur des Blancs créoles, mais l’avènement de la IIIe République ravive les tensions raciales. L’idéal républicain appuyé sur le suffrage universel, rétabli dans les « vieilles colonies », trouve au sein de la classe des mulâtres un écho considérable. La concurrence sociale et économique entre mulâtres et Blancs créoles s’intensifie à la faveur du déclassement de certaines familles blanches. Le thème de la substitution reprend de la vigueur à mesure que les revendications des mulâtres se multiplient dans l’espace public et dans la presse. Dans ce contexte, le renforcement de la barrière raciale est au cœur du combat des Blancs créoles pour maintenir leur domination sociale.
Les relations interraciales : rapports de domination et métissage
L’exacerbation des tensions raciales ne met pas fin aux relations interraciales. En effet, les hommes blancs créoles se représentent les femmes noires ou métisses comme plus désirables que les femmes blanches. Ils jouissent en outre d’une grande liberté sexuelle. Il est ainsi répandu et socialement accepté de choisir une maîtresse parmi les domestiques et les travailleuses de la plantation, voire d’en entretenir une en ville, usage qui se maintient au moins jusqu’au début du xxe siècle. Ces relations sexuelles s’exercent bien souvent de manière forcée : la promiscuité de la plantation est propice au harcèlement sexuel et aux viols. Les enfants mulâtres issus de ces relations, qu’elles soient consenties ou forcées, sont rarement reconnus par leur famille paternelle ; certains d’entre eux travaillent néanmoins au sein de la plantation et sont intégrés d’une certaine façon au quotidien des maîtres blancs. Le lien de parenté peut être reconnu de manière tacite, ou au contraire donner lieu à des relations conflictuelles. Les femmes blanches créoles, quant à elles, sont élevées dans un respect bien plus strict de la barrière de couleur, de façon à ce qu’elles préservent la « pureté raciale » de leur famille, et elles ont tendance à juger plus sévèrement les relations interraciales.
Ainsi, les regards de la société blanche créole sur les « mulâtres » diffèrent en fonction de leur genre : si les hommes « mulâtres » tendent à être perçus comme une menace, les femmes sont l’objet, de la part des hommes blancs créoles, de représentations qui les réduisent à un rôle de potentielles partenaires sexuelles. Le métissage, lorsqu’il s’effectue dans le cadre des hiérarchies de race, de classe et de genre, ne constitue donc pas une transgression de l’ordre colonial.
Les relations interraciales et le métissage qu’elles produisent s’ancrent ainsi dans des rapports de force profondément inégalitaires fondés sur une triple domination, sociale, raciale et de genre, et ils contribuent davantage, dans la société post-esclavagiste, à perpétuer les préjugés raciaux qu’à les réduire.
Kováts Beaudoux, Édith, Les Blancs créoles de la Martinique : une minorité dominante, préface de Michel Giraud, Paris, France, L’Harmattan, 2003.
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