Airbus : du bus de l’air au symbole de l’Europe industrielle

Résumé

Airbus est devenu synonyme de succès industriel européen, c’est-à-dire de réussite économique et technologique issue d’une volonté de dépasser les rivalités pour créer un champion commun. On a espéré un « Airbus de l’informatique », on voudrait encore pour l’Europe voir se former un « Airbus du rail », des télécommunications ou encore des batteries électriques… Sans toujours se souvenir que la coopération, d’ambition assez limitée au départ, n’était pas allée de soi, que le décollage de la production fut très incertain, et que tout ceci n’a eu longtemps que peu à voir avec les institutions communautaires – raison même de son succès disent ceux qui sont les moins convaincus par les politiques bruxelloises.

Publicité pour l’appareil A 300 B, Airbus.
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Un autobus du ciel

Airbus, ce n’est pas seulement l’idée de faire des avions ensemble, mais un type d’avion en particulier : un bus de l’air qui pourrait assurer une sorte de transport en commun aérien sur des distances inférieures à 1 000 km. Dans les années 1960, ce type d’avion – court ou moyen-courrier de grande capacité –, n’existe pas, mais est réclamé par les compagnies aériennes, qui enregistrent une hausse constante du trafic entre les grandes villes européennes. Un nom émerge en 1965 pour en parler : « airbus ». D’où vient-il ? Un communiqué de presse scellant en mai un protocole de coopération aéronautique franco-britannique fait mention d’un « autobus de l’air », projet encore vague par rapport à d’autres, très précis, sur lesquels les ministres viennent de s’accorder, mais qui sera confié à l’examen d’un groupe de travail. Le gouvernement d’Allemagne fédérale fait savoir à ses homologues de France et d’Angleterre que le projet l’intéresse. Dans la foulée, sept constructeurs allemands joignent leur force pour travailler sur les perspectives de développement d’un tel appareil. En juillet, ils se donnent le nom de Studiengruppe Airbus, inspirés probablement par le service Europabus développé avec succès depuis une quinzaine d'années par une association de compagnies ferroviaires ouest-européennes pour occuper le marché du transport interurbain de voyageurs par autocars. Le nom passe dès lors très vite dans le langage courant du monde aéronautique, étant repris en novembre lors d’un symposium de compagnies aériennes. Mais il y avait encore loin entre le mot et la chose.

En Europe à cette époque, les fusions et les coopérations entre industriels de l’aéronautique semblent de plus en plus nécessaires pour atteindre une masse critique permettant de faire face aux concurrents américains, hégémoniques. Les initiatives de coopération internationales foisonnent, avec à chaque fois des géographies et géométries différentes. Les plus connues aujourd’hui ont pour nom Transall, Jaguar ou encore Panavia Tornado dans le domaine militaire, et Concorde dans le domaine civil. Mais qui se souvient du VFW-614, produit par VFW (issu de la fusion d’entreprises allemandes, et fusionné lui-même avec le néerlandais Fokker en 1969), en association avec les motoristes britannique Bristol Siddeley et français SNECMA ? Peu, tant l’échec fut patent – 16 appareils produits sur les 900 espérés.

Pour leur bus de l’air, les industriels allemands, encore convalescents après la Seconde Guerre mondiale, ne peuvent pas, eux non plus, opérer seuls. Au même moment en France et au Royaume-Uni, des constructeurs développent chacun de leur côté des projets de ce type, et commencent à s’en parler. Parmi eux, le français Sud Aviation et le britannique Hawker Siddeley décident de se rapprocher des membres de l’Airbus allemand pour proposer à leurs gouvernements de soutenir financièrement l’exploration d’un projet international commun. Ils obtiennent gain de cause en 1967. Les échanges s’intensifient et débouchent sur une évolution importante des caractéristiques précises de l’appareil, passant d’un très gros porteur de 300 sièges (A300A) à un moins gros porteur de 250 sièges environ, l’A300B. L’avion reste imposant, mais son recalibrage montre clairement que l’enjeu est moins de rivaliser coûte que coûte avec le révolutionnaire long-courrier Boeing 747 Jumbo Jet, pour le prestige ou la commande à tel ou tel fournisseur pour des raisons politiques, que de répondre aux attentes du marché européen. Le nom sans prétention d’Airbus, que d’aucun estime vraiment tue-le-rêve, colle de ce point de vue parfaitement au projet. Il sera conservé.

Une conséquence immédiate décisive est une révision à la baisse des besoins de motorisation. Le partenaire britannique pressenti n’est plus le seul à pouvoir les satisfaire. Face à cette mise en concurrence, le gouvernement britannique décide de pas poursuivre son soutien direct au projet. Hawker Siddeley reste en revanche de la partie, chargé de la production des ailes. Alors qu’il aurait pu être fatal, ce retrait politique ouvre de nouvelles perspectives. Le gouvernement français, tenté un temps par un projet concurrent d’une autre firme nationale, décide finalement de s’engager fermement en faveur d’Airbus au côté du gouvernement ouest-allemand entraîné par le ministre Franz-Joseph Strauss. En mai 1969, les deux pays signent au Bourget le « protocole franco-allemand sur l’Airbus ». Prévoyant la création de structures conjointes de suivi et un soutien public financier à parts égales, il laisse toutefois l’essentiel des responsabilités aux industriels. Dix-huit mois plus tard, ces derniers forment le groupement d’intérêt économique (GIE) Airbus Industrie. Cette structure juridique leur permet de centraliser la maîtrise d’œuvre et la commercialisation du projet, sans fusionner. De nouveaux partenaires venant de Belgique, des Pays-Bas et d’Espagne rejoignent bientôt le consortium. Si de multiples manœuvres tentent encore de mettre à bas le projet – marqué par conséquent tout autant, si ce n’est plus, par les contingences que par les nécessités industrielles et politiques –, les premiers appareils sont mis en production en 1972.

Décollage difficile

Dans la phase exploratoire comme au moment du lancement, beaucoup restent sceptiques quant aux chances de succès d’Airbus. Comme le montre le cas du VFW-614, il ne suffit pas de s’unir pour gagner. Même si le contexte est plutôt favorable, en raison de la guerre que se livrent entre eux les constructeurs américains et du renchérissement du pétrole, qui avantage le biréacteur Airbus, moins glouton que les triréacteurs concurrents, les débuts sont difficiles. Air France met en service le tout premier A300B en 1974, mais la production reste supérieure aux ventes. Cette période des « queues blanches » prend fin en 1978, quand une première compagnie américaine, Eastern Air Lines, se décide à passer d’importantes commandes.

L’entrée sur le marché d’outre-Atlantique ouvre une longue et grave période de conflit avec les autorités américaines, qui dénoncent le soutien financier des gouvernements européens au consortium, source d’une concurrence jugée déloyale. Heureusement pour Airbus, les projets alternatifs des constructeurs européens pour les prochains appareils sont abandonnés. On serre désormais les rangs. En décembre 1977, les Britanniques annoncent leur retour. L’A300B se vend, et le nouvel A310, lancé en juillet 1978, est prometteur avec ses innovations spectaculaires (poste de pilotage à deux, équipé d’écrans de contrôle cathodiques et de commandes de vol électriques). À partir de là, innovation et persévérance resteront des maîtres mots dans l’histoire d’Airbus.

Quelle Europe ?

Airbus est sans conteste une entreprise européenne. Mais cette identité est-elle exclusive de relations fortes au-delà de l’Europe ? Et de quelle Europe s’agit-il ? La première question invite à rappeler le rôle crucial de l’entreprise américaine General Electric dans la réussite du projet. C’est en effet cette société qui fournit finalement les moteurs, les désormais fameux CFM56, à travers la co-entreprise CFM International, créée en 1974 avec le français SNECMA. La seconde question appelle elle aussi à nuancer les évidences. Les institutions européennes communautaires ont longtemps été laissées délibérément en lisière de l’initiative. Le « plan Schuman de l’aéronautique » présenté en octobre 1975 par le commissaire européen à l’Industrie et à la Technologie, Altiero Spinelli, et dont Airbus représentait le pilier civil, est enterré face à la position coordonnée de Paris, Bonn et Londres, qui préfèrent maintenir l’aéronautique dans le cadre intergouvernemental. Plus tard cependant, les attaques des autorités américaines remettent en selle la Commission. Cette dernière représente les Européens au sein du GATT et finit par signer un accord bilatéral avec les États-Unis en 1992, garantissant la reconnaissance et la limitation réciproques des aides directes d’État pratiquées en Europe et des aides indirectes pratiquées par les Américains. Autour de ce dossier jamais vraiment refermé, les liens entre Airbus et l’Union se raffermissent.

La famille Airbus

Grâce aux revenus de l’A300B et de l’A310, les responsables d’Airbus continuent de compléter la gamme, pas à pas. Ils visent et atteignent les 30 % de parts de marché mondiales des avions de ligne à la fin des années 1980. Les noms de ces nouveaux appareils deviennent connus du grand public car ils portent littéralement la démocratisation du transport aérien en Europe. Entre autres : l’A320, petit moyen-courrier bardé d’innovations, sort des chaînes d’assemblage de Toulouse en 1988 ; l’A340 est le premier gros-porteur quadriréacteur européen, à même de concurrencer à sa sortie en 1993 l’industrie américaine, et Boeing en particulier, sur les relations intercontinentales, si stratégiques et symboliques.

À la veille de l’an 2000, Airbus a vendu 2 000 avions depuis sa création. En 2001, le GIE est transformé en société par actions, les membres du consortium ayant en grande partie fusionnés au sein d’EADS. Airbus peut se permettre de faire le pari risqué de l’A380. Celui-ci met toutefois les relations entre actionnaires publics et privés à rude épreuve. Le plus gros avion commercial du monde commence sa carrière commerciale en 2007 ; il la termine de manière inattendue dès 2019, avec l’annonce de la fin des livraisons pour 2021 (250 exemplaires auront été écoulés). Filiale d’EADS, Airbus finit par fusionner avec elle, avant de lui transmettre son nom en 2017. À la fin des années 2010, l’entreprise a vendu plus de 10 000 avions et capte autour de 50 % des parts du marché mondial. Ses concurrents Lockheed et McDonnell Douglas ayant disparu, et les appareils russes n’étant pas compétitifs, Airbus forme un duopole avec Boeing. En attendant l’émergence annoncée de concurrents chinois, les deux industriels se défient et continuent à se livrer, épaulés par leurs gouvernements respectifs, à un bras de fer épique dans le cadre de l’Organisation mondiale du commerce, au sujet des aides publiques. Après de longues années de procédures, le gendarme du commerce mondial conclut en deux temps, en octobre 2019 puis octobre 2020, à des torts réciproques, autorisant chacune des parties à surtaxer les produits de la partie adverse : 7,5 milliards de dollars de compensation à prélever sur les avions et autres produits européens côté américain, et 4 milliards côté européen. Ceci pourrait conduire les concurrents à trouver un terrain d’entente, évitant d’entretenir indéfiniment le cercle vicieux des plaintes. La pandémie COVID-19 qui affecte d’abord les compagnies en clouant au sol les avions est de ce point de vue une incitation supplémentaire à limiter les incertitudes sur l’avenir.

Ce bilan exceptionnel tend à poser l’équation Airbus égale technologie plus Europe. Cette équation est simpliste. Il y manque de nombreuses variables, qui font d’Airbus un modèle certes attractif et inspirant, mais difficile à répliquer.

Bibliographie

Burigana, David, « L’Europe, s’envolera-t-elle ? Le lancement de Airbus et le sabordage d’une coopération aéronautique “communautaire” (1965-78) », Journal of European Integration History, vol. 13, 2007, p. 91-109.

Chadeau, Emmanuel (dir.), Airbus, un succès industriel européen. Industrie française et coopération européenne, 1965-1972, Paris, Éditions Rive droite, 1995.

Guston, Bill, Airbus, the Complete Story, Sparkford, Haynes Publishing, 2009.

Warlouzet, Laurent, Governing Europe in a Globalizing World : Neoliberalism and Its Alternatives Following the 1973 Oil Crisis, Londres/New York, Routledge, 2018.


Source URL: https://ehne.fr/encyclopedie/thématiques/civilisation-matérielle/grands-réseaux-techniques-et-souveraineté/airbus -du-bus-de-l’air-au-symbole-de-l’europe-industrielle