La Nouvelle-Calédonie est une colonie atypique dans l’empire colonial français. Elle l’est par son destin de colonie de peuplement, alors que les autres possessions françaises, à l’exception de l’Algérie, sont des colonies d’exploitation. Elle l’est également par les projets successifs de Paris, puisqu’elle est pensée comme une colonie pénitentiaire, avant de devenir une colonie à vocation agricole et minière. Elle l’est enfin et surtout en raison du traitement inédit de ses premiers habitants, les Kanaks, cantonnés dans des réserves à partir de la fin du xixe siècle. Avec cette mise à l’écart, l’indétermination du rôle des indigènes dans la mise en valeur d’une colonie vouée au peuplement blanc vient s’ajouter à l’ambigüité fondamentale de toute politique scolaire en situation coloniale, car l’enseignement n’y est jamais une simple extension outre-mer de celui prévu pour la métropole. L’école républicaine se voit assigner en France un double objectif après 1881. Le premier est quantitatif : le suffrage universel implique la formation de tous les citoyens, ce qui justifie l’obligation et son corollaire, la gratuité. Le second est idéologique : l’instruction généralisée constitue, aux yeux des républicains, le meilleur rempart contre l’influence traditionnelle de la droite conservatrice et des cléricaux. Mais aux colonies, point de citoyens : la « civilisation » dont il est question de faire bénéficier les sujets de l’empire a pour but d’assujettir, et non de faire triompher la cause de la démocratie, encore moins d’émanciper. Quant à la laïcité, elle est loin d’être un produit d’exportation : en Nouvelle-Calédonie, plus qu’ailleurs dans l’empire, on peut parler d’une délégation de service public aux missionnaires catholiques et protestants, tant leur rôle dans la « mission civilisatrice » est centrale.
Une histoire longtemps européocentrée et lacunaire
Jusqu’à récemment, l’historiographie s’est contentée de mobiliser des sources d’archives, documents, témoignages écrits, qui, aussi riches d’enseignements soient-ils, ont en commun de n’exprimer qu’un seul point de vue, celui des Européens, et de se présenter presque toujours comme une apologie du travail missionnaire entrepris auprès des indigènes. La biographie du personnel religieux, le récit de « l’œuvre » accomplie auprès des « naturels », le rappel des hauts faits de tel ou tel face à la « masse païenne », tiennent lieu d’histoire de l’école indigène. Les Kanaks y sont décrits comme subissant une « acculturation » qui leur fait connaître les bienfaits de la vie moderne et écarte le spectre de la primitivité dont les Blancs les auraient sauvés. Que cela soit de leur plein gré ou contre leur volonté, qu’ils aient pu être capables d’innovations, d’appropriation ou de défiance, dans cette perspective, importe peu. Cette difficulté à historiciser le fait indigène n’est pas étrangère à la division institutionnelle du travail de recherche : aux anthropologues et aux ethnologues revient le monopole de l’analyse de la société traditionnelle (ses mythes, sa parenté, son organisation sociale, etc.), aux historiens celui de la description de l’action de la France et de ses agents. En ne se centrant que sur le travail missionnaire, cette histoire fait de la Nouvelle-Calédonie la seule colonie où les pouvoirs publics se seraient totalement désintéressés de l’éducation des indigènes, les abandonnant à leur sort ou plus exactement au prosélytisme des missionnaires. Un renouveau historiographique a vu l’intégration de sources qui n’avaient pas été mobilisées jusqu’alors (séances du conseil général local, registres des personnels, rapports de l’Inspection générale des Colonies, etc.) révélant l’existence d’écoles indigènes publiques, rattachées entre 1885 et 1919 au service des Affaires indigènes, puis, à partir de cette date, au service de l’Instruction publique en marge des écoles primaires réservées aux enfants des colons.
Les paradoxes d’une colonie sur-scolarisée
Partageant avec les Aborigènes australiens le triste privilège d’être vus comme étant au plus bas de l’échelle de l’humanité dans la vision évolutionniste occidentale, les Kanaks de Nouvelle-Calédonie ont été, de fait, sur-scolarisés, quand on compare leurs taux de scolarisation avec ceux des autres colonies :
Comparaison des taux de scolarisation dans les principales colonies françaises en 1924 (d’après les Annuaires)
Lecture : En 1924, l’AOF compte 12 500 000 habitants, 354 écoles, 27 890 élèves. Il y a donc un élève pour 447 habitants.
Si l’on peut partager la perplexité des historiens de l’éducation devant la fiabilité de la statistique scolaire à l’époque, le fait est que le maillage missionnaire du territoire des réserves indigènes a contribué à généraliser la fréquentation scolaire dans des proportions inégalées dans les autres parties de l’empire colonial. Mais ces chiffres ne doivent pas masquer un rendement comparativement très faible. L’instruction scolaire reste limitée au programme des trois premières années de l’école primaire métropolitaine. La seule école supérieure est celle des moniteurs indigènes, créée en 1913, qui forme en trois ans les futurs maîtres des écoles pour les amener à un niveau théoriquement comparable à celui du certificat d’études primaires. Le cloisonnement étanche entre écoles indigènes et écoles primaires, et l’impossibilité pour les Kanaks de se présenter aux examens et diplômes réservés aux enfants des colons, sont des verrous efficaces dans le maintien des indigènes à la place qui est la leur. Il faut attendre 1962, soit dix-sept ans après la fin officielle de la colonisation, pour qu’un Kanak obtienne le titre de bachelier.
Une mémoire douloureuse
L’école française, ses programmes, ses enseignants, sont fortement mis en cause par la revendication indépendantiste kanak qui émerge dans les années 1970. On ne peut comprendre ce contentieux qu’à condition de redistribuer la parole en interrogeant la mémoire kanak de l’école. Ce principe de justice épistémologique permet d’entrer dans la complexité des interactions coloniales et éclaire l’ambiguïté du rapport à une école à la fois rejetée et ardemment désirée. Les témoignages des anciens élèves invitent à relativiser la fonction proprement scolaire de l’école indigène : ce n’est, de prime abord, ni de l’apprentissage de la lecture, du calcul ou de l’écriture de la langue française dont on se souvient, mais bien davantage de la multitude des techniques disciplinaires visant à inculquer une autre façon d’être. Destinée à protéger l’enfant indigène d’un milieu jugé corrupteur et à le transformer le plus radicalement possible en un être « civilisé », l’école n’en a pas pour autant la mission de permettre une hypothétique assimilation. La mémoire collective de l’école indigène montre que le caractère éminemment pratique et limité de l’instruction reçue, et, partant, sa différence d’avec l’école pour les enfants blancs, n’échappe pas aux anciens élèves, qui expriment rétrospectivement avoir eu le sentiment qu’ils ont été « interdits d’apprendre ». Derrière les objectifs officiels d’éducation et de civilisation des archives administratives et missionnaires, les témoignages montrent la méticulosité du « dressage » dont les enfants étaient l’objet : la mémoire a comme occulté les buts de l’action pour n’en garder que le détail des techniques mises en œuvre. L’instauration d’une discipline des corps et des esprits, qui n’aurait dû être en théorie qu’un moyen au service d’un projet d’acculturation programmée, apparaît comme le seul horizon de l’entreprise de scolarisation. Le legs colonial n’est ni simple, ni univoque : des scènes d’apologie d’une version mettant en avant le rôle bénéfique de la colonisation aux récits douloureux des anciens élèves, la distance est encore longue.
Bensa, Alban, Chroniques kanak. L’ethnologie en marche, Paris, Ethnies documents, vol. 10, nos 18-19, 1995.
Salaün, Marie, L’école indigène. Nouvelle-Calédonie. 1885-1945, Rennes, PUR, 2005.
Stoler, Ann Laura, Cooper, Frederick Cooper, Repenser le colonialisme, Paris, Payot, 2013.