Émergence et affirmation du nationalisme comme force politique : le cas irlandais

Résumé

On délimite classiquement le long xixe siècle irlandais par deux événements : l’Acte d’union de 1801 et le traité anglo-irlandais de 1921. Tous deux mettent aux prises le principe de légitimité dynastique et celui de légitimité nationale appuyé sur le droit des peuples.  En Irlande comme ailleurs en Europe, le premier s’effrite au profit du second. Le cas irlandais questionne aussi la persistance des forces politiques qui ont constitué, au fil du siècle, un nationalisme. À la lecture des grandes étapes de son histoire, on ne peut que constater les difficultés de son affirmation en tant que force politique homogène, autant que son enracinement en tant que projet national. Finalement, la création d’un État irlandais indépendant en 1922 ne dit rien de la sinuosité du parcours et des possibles non advenus.

Sackville Street (renommée O’Connell Street en 1924). Au premier plan un monument en l’honneur de Daniel O’Connell inauguré en 1883, Dublin, 1895. Photo de Robert Augustus Henry L’Estrange.
Sackville Street (renommée O’Connell Street en 1924). Au premier plan un monument en l’honneur de Daniel O’Connell inauguré en 1883, Dublin, 1895. Photo de Robert Augustus Henry L’Estrange. Source : The QUT Digital Collections.
Sackville Street (renommée O’Connell Street en 1924) après l’insurrection de Pâques 1916, Dublin. Photo par Miller, James Martin & H.S. Canfield.
Sackville Street (renommée O’Connell Street en 1924) après l’insurrection de Pâques 1916, Dublin. Photo par Miller, James Martin & H.S. Canfield. Source : FreeGoodPhotos.
Couverture d’un recueil de poèmes publié en l’honneur de Charles Stewart Parnell, par Robert Stevens Pettet, 1891.
Couverture d’un recueil de poèmes publié en l’honneur de Charles Stewart Parnell, par Robert Stevens Pettet, 1891.

S’attacher aux acteurs et à l’idéal que leur action a dessiné de façon souvent incertaine semble la méthode la plus sûre pour tracer l’histoire buissonnante du nationalisme irlandais. Un idéal soutenu par des réalités politiques et culturelles plus ou moins anciennes et mis en récit puis intériorisé par une population majoritairement catholique qui n’a pas, jusqu’aux premières années du xixe siècle, la main sur la destinée de l’Irlande.

L’acte de naissance

Le projet nationaliste prend forme en Irlande au travers d’une insurrection manquée et d’un rendez-vous raté. L’insurrection se produit en 1798. Soutenue militairement par la France, elle est menée par la société des Irlandais unis, un groupe de protestants radicaux qui, influencés par les révolutions américaine et française, veulent unir protestants et catholiques pour construire une république irlandaise indépendante. Malgré l’échec, l’insurrection pose les fondements de la vie politique irlandaise et des rapports de force qui s’y jouent pour le siècle à venir. En premier lieu, les Irlandais unis combattent au nom d’une nation irlandaise souveraine. Par son alliance avec la paysannerie catholique, le mouvement génère un nationalisme qui revendique la reconquête du pays au nom de cette catégorie sociale. Enfin, il institue une césure, bien qu’ambigüe, entre un nationalisme légaliste favorable à une indépendance limitée, et un nationalisme séparatiste dont se revendiquent les Irlandais unis, qui cherche, au besoin par la force, la création d’un État irlandais séparé du Royaume-Uni.

Le rendez-vous est manqué par les autorités britanniques. À la suite de l’insurrection, le parlement de Dublin est dissout par l’Acte d’union de 1801, qui créé le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande. Si dans les faits les transformations institutionnelles sont mineures, le pouvoir britannique réaffirme symboliquement son emprise dynastique face aux revendications de souveraineté populaire. Il refuse dans le même temps la levée des dernières mesures discriminatoires envers les catholiques : le ressentiment ancien à l’encontre du Royaume-Uni et le mouvement national naissant s’en trouvent renforcés. Pour le pouvoir britannique, l’Acte de 1801 a aussi pour but d’éloigner l’Irlande de toute influence étrangère (française en premier lieu) et d’accélérer le développement économique de l’île. Mais les bénéfices économiques se font attendre et l’hégémonie britannique sur l’île n’est jamais devenue morale. C’est à l’Église catholique, mais aussi aux activistes nationalistes, que ce rôle échoit, par-delà des désillusions fondatrices d’une culture politique commune.

Des échecs mais un récit nationaliste qui prend forme

Le mouvement nationaliste naissant connaît néanmoins une première réussite. Daniel O’Connell (1775-1841), avocat issu de la bourgeoisie catholique, promoteur d’un catholicisme libéral, sait saisir la frustration de ses coreligionnaires en organisant, bien mieux que les Irlandais unis, le premier mouvement nationaliste de masse. Il obtient en 1829 l’émancipation des catholiques. Fort de sa victoire, O’Connell veut mobiliser les forces nationalistes autour d’un projet d’abrogation de l’Union. Le mouvement attire de jeunes militants séparatistes qui s’unissent sous la bannière des Jeunes Irlandais. Lorsque la vague révolutionnaire du printemps des peuples emporte l’Europe en 1848, les Jeunes Irlandais veulent y prendre leur part, allant jusqu’à demander le soutien du gouvernement provisoire français. C’est un échec retentissant. En Irlande on meurt alors de faim : la famine qui sévit en raison de la destruction par le mildiou des récoltes de pommes de terre fait près d’un million de morts.

La faiblesse de l’insurrection et le choc de la famine fragilisent pour plusieurs décennies des organisations nationalistes qui peinent à remobiliser. Deux options continuent toutefois à se distinguer : celle, légaliste, qui consiste à siéger à Westminster pour défendre la cause irlandaise ; l’autre, républicaine et insurrectionnelle, de l’Irish Republican Brotherhood (IRB), une organisation secrète fondée en 1858, pour partie par d’anciens Jeunes Irlandais réfugiés en France, qui revendique l’héritage révolutionnaire des Irlandais unis. Rien de concret n’émerge de ses premières années d’existence, sinon une insurrection en 1867 à peine plus convaincante que celle de 1848. La marque laissée par l’IRB est plus diffuse, mais aussi plus profonde, comme en témoigne la nouvelle culture de la mémoire qui s’élabore alors : la procession annuelle en l’honneur des « martyrs de Manchester » rend hommage aux trois membres de l’IRB pendus après avoir tué un policier en septembre 1867. Les échecs qui alimentent une martyrologie, la diffusion d’un idéal national suffisamment flou pour entretenir l’espoir des radicaux et des modérés, contribuent à l’affirmation d’une force politique aussi fragile dans les faits qu’ancrée dans les esprits.

Un mouvement qui se renforce et une improbable réussite

Les dernières décennies du siècle voient le nationalisme devenir une force politique audible et dominante. Landlord protestant, membre de la Chambre des communes, Charles Stewart Parnell (1846-1891) incarne le nouveau visage du mouvement tout le long des années 1880 et sort l’Irlande de ses frontières jusqu’à recevoir l’appui affirmé de Victor Hugo. Sa stratégie consiste à obtenir la collaboration de l’IRB tout en agissant au parlement de Westminster dans le cadre légal du parti parlementaire irlandais. Parnell obtient une réforme agraire en 1882, mais, comme O’Connell avant lui, échoue à faire voter un Home Rule, c’est-à-dire un système au sein duquel l’Irlande, tout en restant un membre de l’empire britannique, profiterait d’une large indépendance sur les questions intérieures.

Dans son cheminement politique, Parnell a su utiliser le nouveau média de masse et de politisation de l’opinion qu’est devenue la presse, en Irlande comme en Europe. Son hebdomadaire, United Ireland, mobilise une opinion lettrée de plus en plus élargie au travers d’éditoriaux agressifs et de caricatures subversives. À la suite de Parnell, plusieurs journaux tiennent ce rôle. C’est en particulier le cas de ceux publiés par Arthur Griffith (1871-1922), fondateur du United Irishman puis du Sinn Féin et de l’organisation politique du même nom, qui défend un séparatisme modéré, tout autant opposé au nationalisme parlementaire qu’à l’utilisation de la force. L’émergence de Griffith et de son organisation, longtemps groupusculaire mais dont les publications influencent profondément la jeunesse nationaliste, est le fait des nouvelles idées générées par le nationalisme culturel qui s’épanouit dans les années 1890. Des organisations se créent pour réintroduire une culture irlandaise jugée en péril d’anglicisation : la Gaelic League promeut la pratique de la langue irlandaise et la Gaelic Athletic Association celle de sports irlandais. Dans ce contexte, Griffith veut faire exister la nation par la pratique, la langue, mais aussi par le débat public. Il s’agit en somme d’acter la transformation d’un projet nationaliste en un projet national. 

Il faut néanmoins attendre une conflagration internationale d’ampleur inédite pour que la nation irlandaise émerge en tant qu’État indépendant. En effet, en avril 1916, quelques centaines de républicains tentent de profiter du premier conflit mondial pour mener à bien une insurrection. Mal organisée, sans le soutien espéré de l’Allemagne, ils s’emparent de la poste centrale de Dublin et de quelques autres lieux stratégiques. L’Easter Rising est écrasée par l’armée britannique en six jours. Pourtant, ce brutal échec se transforme progressivement en triomphe. Car l’opposition grandissante de l’opinion catholique et nationaliste irlandaise à la guerre, le choix du gouvernement britannique de faire fusiller les responsables d’une insurrection qu’il attribue à tort au Sinn Féin, font du parti moribond d’Arthur Griffith le nouveau chef de file d’une contestation nationaliste qui mène, après deux années d’un conflit armé, à la création de l’État libre d’Irlande en 1922. Le contexte local ne peut être seul convoqué pour expliquer une telle accélération de l’histoire. À l’échelle européenne aussi, lors de la conférence de la Paix tenue à Paris, la question des nationalités a été réglée par l’éclatement des empires et l’accès à l’indépendance des nations qui les constituaient.

Bibliographie

Coquelin, Olivier, L’Irlande en révolutions, Paris, Éditions Syllepse, 2018.

English, Richard, Irish Freedom, The History of Irish Nationalism, Londres, Pan Macmillan, 2007.

Kelly, Matthew, « Irish Nationalism », dans David Craig, James Thompson (dir.), Languages of Politics in Nineteenth-Century Britain, Londres, Palgrave Macmillan, 2013.


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