L’âge d’or des comptoirs de commerce
À partir de 1701, Pondichéry est le chef-lieu des établissements de commerce français en Inde et abrite le Conseil supérieur et le gouverneur. La ville connaît un important développement dans la première moitié du xviiie siècle, fondé sur la vigueur du trafic d’Inde en Inde et du commerce des épices et des cotonnades à destination de la métropole. Les savoirs et savoirs-faire des intermédiaires indiens sont alors indispensables aux Français. Ces derniers ont besoin des capitaux des marchands indiens, de leurs contacts avec les tisserands ainsi que de leur entremise diplomatique pour obtenir des droits ou des concessions territoriales des souverains régionaux. Malgré le rôle de premier plan des Indiens dans la vie des comptoirs, leurs rapports avec les Français sont des rapports inégaux et brutaux. En témoignent par exemple les disgrâces fréquentes des courtiers de la Compagnie, au premier rang desquelles celle du courtier Naniapa, qui meurt en prison en 1717.
L’incertitude des carrières des courtiers est renforcée par l’incertitude des opérations de la Compagnie. L’arrivée en Inde des navires chargés de l’argent nécessaire aux opérations commerciales est irrégulière. Afin de garantir aux comptoirs des revenus plus stables et une assise territoriale, mais aussi de concurrencer les Britanniques qui contrôlent d’importants territoires dans la région de Madras, le gouverneur Dupleix (1742-1754) s’engage dans une stratégie d’alliances avec les souverains du sud de l’Inde et d’intervention dans les guerres dynastiques. Les actionnaires et les directeurs de la Compagnie sont hostiles à cette politique et Dupleix est rappelé en France, sans que ce rappel ne mette un terme ni à l’alliance des Français avec Haider Ali, le souverain du Mysore (1761-1782), puis avec son fils Tipu Sultan (1782-1799), ni à la concurrence avec l’East India Company. Les Britanniques prennent et occupent Pondichéry à trois reprises dans la seconde moitié du xixe siècle. Officiers et aventuriers français multiplient alors les projets de rétablissement, qu’ils adressent au ministère de la Marine et des Colonies. Leurs mémoires s’inscrivent dans des stratégies personnelles de carrière plus qu’ils ne soutiennent des projets réalisables. L’hypothèse d’un rétablissement français est cependant savamment entretenue par les officiels britanniques auprès des directeurs de l’East India Company. Elle leur permet, alors qu’ils occupent Pondichéry depuis 1793, de légitimer l’évacuation de tous les hommes français de la ville en 1799.
Une présence ténue au XIXe siècle
Pondichéry, vidée d’une partie de ses habitants et désertée par les tisserands, est une ville ruinée lorsque les Français en reprennent possession en 1816. Le 27 septembre, une trentaine de fonctionnaires y débarque dans le but de restaurer une administration coloniale en Inde. Leur avenir dans le sous-continent reste toutefois bien incertain. Ils ne reprennent réellement possession que des cinq principaux établissements, tandis qu’une partie des loges tombe dans l’oubli. La métropole se désintéresse de sa petite colonie. Elle absorbe son principal revenu, l’indemnité versée par les Britanniques en échange du monopole du commerce du sel et de l’opium, et la laisse à l’écart des réformes concernant les colonies. La charte coloniale de 1833, de la sorte, ne s’applique pas à l’Inde, dont l’organisation administrative fixée en 1840 demeure soumise aux pouvoirs exceptionnels du gouverneur. Les fonctionnaires coloniaux sont peu nombreux et se plaignent amèrement de leur isolement, du climat et de l’ennui. En dehors des créoles qui restent attachés à l’Inde, les fonctionnaires ne voient généralement leur nomination dans les Établissements français que comme une étape dans leur parcours vers Bourbon.
Les échanges sont importants entre cette île et Pondichéry, et plus largement entre les Mascareignes et la côte de Coromandel. Commerçants et artisans indiens circulent entre les villes portuaires, dans lesquelles ils restent soumis à leur statut personnel et à un rapport d’inégalité avec les colons blancs. À Pondichéry, les Français tiennent les Indiens à l’écart des concessions territoriales et des postes de la fonction publique, en dehors des postes subalternes. Ils envisagent la politique de respect des coutumes indiennes comme un moyen de garantir l’ordre public et reprennent à leur compte les interdits et les principes inégalitaires de la société de caste. Cependant, à partir du milieu du xixe siècle, la libéralisation des tarifs douaniers impulse un élan commercial qui fournit des opportunités dont des basses castes se saisissent. À Pondichéry, l’essor du commerce des huiles et la création d’huileries et de savonneries bénéficient aux fabricants et aux marchands de la caste des huiliers. Forts de leur nouvelle position économique, ils cherchent à gagner en statut social et rituel. Le développement économique des Établissements français de l’Inde est soutenu par le mouvement d’émigration des travailleurs vers les colonies de plantation après l’abolition de l’esclavage. Leur condition reste cependant très proche de celle des esclaves.
De l’intégration des Indiens à la nationalité française à leur intégration à l’Union indienne
La révolution de 1848 a pourtant reconnu les habitants indiens des Établissements de l’Inde comme français : ils sont appelés à voter pour élire un député en janvier 1849. Le siège du député de l’Inde est cependant supprimé deux mois plus tard, lors de la réduction du nombre de députés. Les discussions sur la nationalité et la citoyenneté des Indiens reprennent avec l’instauration du suffrage universel par la Troisième République. Pour une partie des colons, les Indiens ne peuvent pas être considérés comme français car ils restent soumis à leur statut personnel. Si la loi accorde le droit de vote à tous les hommes majeurs, la règlementation locale consacre la différence des statuts : des listes électorales distinctes séparent Européens et Indiens, puis, à partir de 1884, Européens, Indiens conservant leur statut personnel et Indiens « renonçants », c’est-à-dire ayant signé un acte juridique de renonciation à leur statut personnel. Les deux listes indiennes renvoient à deux modèles politiques et sociaux concurrents : celui de l’assimilation défendue par le parti de Ponnoutamby et celui du maintien des barrières de caste, défendu par le puissant Chanemougam. Ce système de listes permet aux Indiens de peser dans le jeu électoral, mais il offre surtout aux colons un nombre de représentants sans proportion avec leur part dans la population.
Les débats électoraux sont vifs à Pondichéry, mais trouvent peu d’échos en métropole, pour laquelle l’Inde constitue essentiellement un point de relai à la politique coloniale en Asie du Sud-Est. À l’échelle régionale, les Établissements français de l’Inde restent dépendants de l’immense empire britannique ; cela explique leur ralliement à la France libre dès septembre 1940, alors que les voix des Français étaient polyphoniques. Cette polyphonie se retrouve, à l’issue de la guerre et avec l’indépendance de l’Inde sous domination britannique en 1947, dans les négociations sur l’intégration des Établissements français à l’Union indienne. Ces négociations se déroulent pendant plusieurs années dans une grande confusion et aboutissent finalement à deux référendums d’autodétermination. Le premier, organisé à Chandernagor le 19 juin 1949, conduit au rattachement du petit établissement bengali l’année suivante ; le second, organisé en 1954, au terme de plusieurs années de tensions avec le gouvernement indien et alors que l’Indochine a acquis son indépendance, décide du transfert de Pondichéry, Karikal, Yanaon et Mahé à l’Union indienne au 1er novembre 1954.
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