En 1921, l’Empire britannique des Indes (ou « Raj ») envoie Major Frederick Marsham Bailey (1882-1967), alors officier politique du Sikkim, Bhoutan et Tibet (1921-28), remettre au Maharaja du Bhoutan les insignes de Chevalier Grand Commandeur de l’Ordre de l’Empire des Indes. La présence de Captain Henry Richard Carnie Meade (?-1935), officier du British Survey, et de son équipe, permet de mettre à profit le voyage pour cartographier certaines régions du Bhoutan et du sud du Tibet. Meade réalise des photographies de paysages destinées à son travail topographique, ainsi qu’environ 200 clichés – conservés dans les collections de la Royal Geographical Society à Londres, dont il est membre – documentant la faune, la flore, l’architecture et le mode de vie des habitants des régions traversées.
Sur le chemin du retour, l’expédition de Bailey et Meade fait étape en août 1922 dans la ville tibétaine de Gyantse, afin que les porteurs puissent se reposer. Gyantse est le siège depuis 1908 (à la suite de l’expédition militaire Younghusband de 1904), non seulement d’un Agent commercial britannique, mais aussi de son escorte composée de soldats anglo-indiens (photo 1), alors sous l’autorité d’Eric Parker (1896-1988), « Captain » du « 90th Punjabis ».
Le séjour de Bailey et Meade à Gyantse se trouve coïncider avec une session de formation de soldats tibétains par les soldats de l’Armée britannique des Indes et Meade peut photographier les manœuvres et exercices de tirs avec des armes nouvellement importées (photos 2 et 4) : ces 9 clichés (dont 6 sont reproduits dans ce texte et dans la capsule vidéo) sont uniques en leur genre – Meade est le seul à notre connaissance avec, dans une moindre mesure, Parker, à avoir photographié ces entraînements). Ils présentent un intérêt particulier d’un point de vue historique : ils documentent un épisode important des relations diplomatiques anglo-tibétaines pendant la première moitié du xxe siècle, les débuts du soutien britannique à la modernisation de l’armée tibétaine.
L’épisode se déroule en pleine apogée des relations diplomatiques entre le Tibet et le Raj. En 1911, le Tibet se trouve, à la suite de la chute de la dynastie des Qing en Chine, dans une situation d’indépendance de fait par rapport à la Chine républicaine. Le treizième Dalaï-lama (r. 1895-1933) a lancé à partir de 1913 une politique de modernisation générale du Tibet et il trouve en l’Inde Britannique, désireuse de contrer les ambitions russes, japonaises et chinoises au Tibet, un allié de poids, en particulier pendant les mandats de Charles Bell puis de F. M. Bailey comme officiers politiques du Tibet. Le modèle britannique est donc choisi pour la modernisation de l’armée tibétaine, dont le nouvel uniforme s’inspire de celui de l’armée britannique des Indes (photos 1, 2, 4 et 5), même si les milices régionales continuent à porter l’ancien uniforme tibétain (photo 3).
À la suite de la conférence de Simla (1914) et du rapprochement anglo-tibétain qui s’en suit, le gouvernement tibétain obtient enfin d’importer d’Inde les armes à feu modernes dont son armée est dépourvue : 5 000 fusils Lee-Metford en 1914 puis, en 1921-1922, juste avant l’épisode photographié par Meade, 10 000 carabines Lee-Enfield, les trois premières mitrailleuses Lewis (photo 4, analysée aussi dans la capsule vidéo), des canons et des munitions. Le gouvernement britannique accepte également que l’escorte de l’Agent commercial britannique forme des officiers et soldats tibétains à Gyantse à partir de 1915 (d’autres sont formés en Inde et en Angleterre).
Les photographies de Meade, bel exemple de photographie coloniale britannique au Tibet, immortalisent ainsi ce moment où, grâce à la présence impériale britannique au Tibet, l’armée du treizième Dalaï-lama connaît une période faste : sortie victorieuse, grâce à ces nouvelles armes, des conflits armés avec la Chine républicaine en 1918, les officiers militaires, presque tous des nobles laïcs (photos 1, 4 et 5), ont le vent en poupe, une situation qui ne va pas perdurer au-delà de la crise antimilitaire et antibritannique de 1924.
Cette source visuelle apporte un éclairage historique autonome et précieux. Autonome parce que ces images informent indépendamment des textes produits sur cette mission par Bailey (« Through Bhutan and Southern Tibet », The Geographical Journal, vol. 64, no 4, octobre 1924, p. 291-297) et Meade (« Narrative report of the Bhutan and South Tibet survey detachment 1922 », Records of the Survey of India, vol. XXI. I, 1925, India Office Records V/19/91, p. 29-48), qui n’y mentionnent pas leur observation de la formation des Tibétains par l’armée britannique de l’Inde. Cela s’explique en partie par le point de vue des deux Britanniques (le passage par Gyantse relevait d’une visite de routine pour Bailey ; quant à Meade, sa mission cartographique est déjà achevée à leur arrivée à Gyantse) et aussi par le fait que les Britanniques ne font à cette date pas grande publicité du soutien militaire qu’ils apportent aux Tibétains et de l’expansion en cours de leur influence coloniale au-delà des frontières de l’Inde, alors source d’inquiétude pour les autres puissances.
Ces photographies sont par ailleurs particulièrement intéressantes du point de vue de l’histoire militaire tibétaine, car elles illustrent les débuts relativement fastes, bien qu’éphémères, de la modernisation de l’armée sous le treizième Dalaï-lama, alors que la plupart des photographies britanniques documentant le soutien militaire britannique au Tibet se concentrent plutôt sur les années 1930 et 1940. On y reconnaît de prestigieux fonctionnaires nobles tibétains qui avaient été nommés officiers et choisis pour être les premiers à recevoir cette nouvelle formation militaire moderne, parfois au grand dam de leur famille (voir le récit de Charles Bell sur Doring teiji dapön, représenté sur la photo 5, dans The People of Tibet, 1928).
Ce sont donc surtout d’autres sources écrites et visuelles (des rapports confidentiels produits par l’Agent commercial britannique de Gyantse et conservés dans les archives britanniques de l’India Office Records à Londres et aux National Archives of India à Delhi ; des archives privées et des photographies de l’officier britannique qui a entraîné les soldats tibétains, conservées à Vancouver dans le « Eric Parker Fonds » au Musée d’anthropologie de l’université de British Columbia), ainsi que des sources autobiographiques tibétaines, qui ont permis de mieux comprendre le contexte et l’objet précis de ces photographies.
McKay, A. C., Tibet and the British Raj : The Frontier Cadre 1904-1947, Dharamsala, LTWA, 2009.
Goldstein, M. C., A History of Modern Tibet, vol. 1 : The Demise of the Lamaist State (1913-1951), New Delhi, Munshiram Manoharlal Publishers, 1993 [1989].
Harris, C., Photography and Tibet, Londres, Reaktion Books, 2016.
Travers, Alice, « From matchlocks to machine guns : the modernisation of the Tibetan army’s firearms between local production and import (1895-1950) », Annali di Ca’ Foscari, Serie orientale, Venise, 2021 (à paraître).