Le règne de Moulay Abdelaziz, sultan du Maroc, à travers les photographies de Gabriel Veyre (1904-1908)


Dans l’histoire du Maroc, le règne du sultan Moulay Abdelaziz fait pâle figure entre deux autres souverains : Moulay Hassan (1873-1894), son père, auteur de réformes destinées à lutter contre les difficultés économiques et les convoitises européennes sur le Maroc, et celui de Moulay Abdelhafidh (1908-1912), son frère qui le détrône, animateur d’un dernier jihād contre l’occupation française, qui s’achève par la signature du traité de protectorat en 1912. L’image de Moulay Abdelaziz, régnant seul à la mort de son tout-puissant chambellan Ba Ahmad en 1900, est parfois résumée à celle d’un souverain sous influence européenne, perdu, aux yeux de l’opinion marocaine, par son goût des technologies occidentales, parmi lesquelles la photographie.

Le palais marocain est alors un lieu d‘expérimentation de nouvelles techniques importées d’Europe, parmi lesquelles la photographie, déjà introduite à Istanbul, Téhéran et Tananarive à la fin du xixe siècle. Gabriel Veyre, né en 1871, diplômé de pharmacie, amateur de technologies et de voyages, est recruté comme ingénieur auprès du sultan entre 1901 et 1907 et initie le sultan au medium photographique. De cette expérience, Veyre nous a transmis un fonds photographique et un ouvrage donnant une légende à ses images. Celles-ci sont détenues par la famille Veyre mais leur double a été conservé à la bibliothèque de la Résidence générale à Rabat, et nous trouvons un autre exemplaire dans les archives diplomatiques de Nantes. Une partie d’entre elles est éditée, en plus de l’ouvrage de Veyre lui-même, en grand format et en couleur en 2005.

1. Portrait du sultan en 1901, Centre des archives diplomatiques de Nantes (ci-après CADN), 20/MA/203/12, 1009.
1. Portrait du sultan en 1901, Centre des archives diplomatiques de Nantes (ci-après CADN), 20/MA/203/12, 1009.

Gabriel Veyre, un photographe dans l’intimité du sultan

Les photographies et les commentaires de Veyre présentent le règne de Moulay Abdelaziz sous un angle personnel et privé. Premières représentations de la cour d’un prince marocain, en dehors des quelques peintures orientalistes, elles caractérisent le règne du souverain au prisme de son intimité. Contrairement à d’autres cours au Moyen-Orient, comme en Iran, la photographie ne met pas en scène une splendeur souveraine, à des fins de communications politiques. Au contraire, le portrait du prince (ill. 1) témoigne de sa simplicité sultanienne, le souverain est enrobé d’une simple djellaba dépourvue d’atours royaux, le « regard puéril et très doux » d’après G. Veyre. Cette photographie rompt avec les représentations lointaines des sultans, juchés sur leur cheval, à la tête de leur armée ambulante, ou alors pièces d’un protocole séculaire, protégés de leur parasol traditionnel. Ces photographies plus convenues existent également dans le fonds Veyre.

2. Le sultan à vélo, G. Veyre, op. cit.
2. Le sultan à vélo, G. Veyre, op. cit.
3. La montgolfière des Anglais, 20/MA/203/13, 1074.
3. La montgolfière des Anglais, 20/MA/203/13, 1074.

Outre ce portrait, Gabriel Veyre représente le sultan en proie à des amusements (ill. 2). La bicyclette, dans la cour du palais de Fès aménagée avec de modestes obstacles, témoigne « d’inventions très baroques » où le sultan est « le plus adroit de tous », toujours selon G. Veyre. Trapèze, billards et montgolfières divertissent le souverain, laissant l’image d’un sultan dont « l’attention serait distraite des affaires de l’État » d’après le reporter William Harris. En vérité, les photographies de Veyre nous montrent ces loisirs sous l’angle d’une compétition entre puissances européennes. Les Anglais introduisent des divertissements, comme la montgolfière (ill. 3) et gagnent ainsi la confiance de Moulay Abdelaziz. La photographie s’intègre dans une concurrence propre à une société de cour où le bénéfice politique s’associe au désir de plaire.

4. Les jardins du palais, 20/MA/203/13, 1104.
4. Les jardins du palais, 20/MA/203/13, 1104.

Moulay Abdelaziz, le sultan photographe

Les nouveautés à la cour ne se limitent pas au jeu : Veyre offre une vue exceptionnelle sur les jardins nouveaux du palais de Fès (ill. 4), plantations syncrétiques, redessinées par un horticulteur appelé de Londres. L’historien marocain Ibn Zaydān décrit différemment, en 1937, ces innovations botaniques, qu’il associe aux rénovations du palais comme témoignages de la « sûreté du goût marocain ». Il concède toutefois l’existence de couleurs et de parfums venus de pays orientaux et occidentaux. Ainsi, la même réalité photographiée est interprétée selon des angles divers, le contexte d’écriture ou la position des auteurs.

5. Le sultan et les fils électriques, 20/MA/203/12, 1076.
5. Le sultan et les fils électriques, 20/MA/203/12, 1076.

Dans son appétence pour les choses européennes, le sultan est aussi sensible aux innovations utiles à son royaume. À cheval, il pose significativement à côté des fils électriques (ill. 5) : le palais royal de Fès est le premier à être électrifié, dans un contexte où le télégraphe ou les chemins de fer prennent une importance stratégique pour pacifier le pays. Les photographies de Veyre montrent ainsi une solidarité entre les divertissements et la réforme de l’empire, les problèmes fiscaux ou militaires. C’est ainsi dans l’intimité du sultan que s’est développée une sensibilité aux innovations occidentales qui suscitaient parfois, au sein du palais ou de la population, une grande méfiance.

Ce fonds révèle enfin le point de vue du photographe lui-même : intermédiaire entre les hommes du palais, les agents diplomatiques européens et le souverain, il porte un plaidoyer emphatique pour « le plus doux des tyrans », pour un enfant qui n’était pas destiné aux malheurs du trône, rapproché de son conseiller français par la photographie. Il reste que, en dépit de ce jugement paternaliste, Veyre n’est pas devenu un « personnage Makhzen », du nom de l’État du sultan, à l’inverse du chef de la mission anglaise, le « caïd McLean », d’après le diplomate Eugène Aubin. Veyre est bien le témoin d’une période où les Anglais ont de l’avance, dans l’économie des plaisirs comme celle des ports marocains, sur les Français.

Enfin, ces photographies contribuent à un débat de l’historiographie marocaine : le Maroc était-il empêché dans sa réforme, au xixe siècle, par un conservatisme répandu parmi les élites du Makhzen ou par l’attitude duplice des puissances européennes ? Elles montrent l’intimité du sultan comme un lieu d’expérimentation des innovations techniques pour Fès et le royaume tout entier. Dans ce moment de bascule dans l’histoire de la monarchie, celui d’une tentative de modernisation autonome, Veyre restitue un avenir possible du Maroc, peu de temps avant l’aggravation des antagonismes entre le royaume et les puissances européennes.

Dans son livre destiné à rappeler les innovations de chaque souverain pour la ville de Fès, l’historien Ibn Zaydān reproduit, sans plus de légende, le visage de Moulay Abdelaziz pris en photo par Gabriel Veyre. Ce portrait, devenu presque une image officielle, réunit la présence individuelle du souverain et celle de son photographe, dans un moment de suspension dans l’histoire de la monarchie marocaine, qui était aussi celui d’une paix possible avant l’occupation militaire du Maroc par les puissances coloniales et l’instauration du protectorat en 1912.

Bibliographie

Aubin, Eugène, Le Maroc dans la tourmente (1902-1903), Casablanca/Paris, La Croisée des chemins, Paris-Méditerranée, 2004 [1904], p. 176.

Jacquier, Philippe, Pranal, Marion, Abdelouahab, Farid, Le Maroc de Gabriel Veyre. 1901-1936, Paris, Kubik, 2005.

Harris, Walter B., Le Maroc au temps des sultans, Paris, Balland, 1994 [1921].

Veyre, Gabriel, Dans l’intimité du sultan, Paris, Librairie universelle, 1905.

Zaydān, Ibn, Al-durar al-fāẖira bi-maʾāṯir al-mulūk al-ʿalawiyyīn bi-Fās al-zahra, Rabat, Al-maṭbaʿa al-iqtiṣādiyya, 1937.


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