Comment éduquer les filles d’après les préceptes de Fénelon
Vers 1677, aux environs de Paris, la duchesse de Beauvillier (1660-1733) demande conseil à son directeur de conscience, François Salignac de la Mothe-Fénelon (1651-1715). Comment doit-elle élever ses filles ? Il répond par un court traité, le Traité de l’éducation des filles, qui sera réédité à maintes reprises. Fénelon est passé à la postérité pour plusieurs raisons, notamment son roman Les Aventures de Télémaque, fils d’Ulysse (1699), peut-être l’un des premiers best-sellers de la littérature mondiale. Mais le traité pour la duchesse fut son premier ouvrage publié (1687), et celui qui lui valut la célébrité. Deux siècles plus tard, L’Éducation a été publié deux fois en arabe (1901 et 1909), remanié et même réécrit afin de constituer un texte culturellement authentique et un outil pratique pour les parents, les éducateurs, et les élèves filles.
Cet ouvrage catholique français du xviie siècle se prête à des lectures concurrentes mais néanmoins imbriquées, à la fois de la part des nationalistes laïcs et des modernistes islamiques, afin de déterminer ce que doivent être les femmes dans l’Égypte moderne. En 1901, L’Éducation est utilisé par la rhétorique laïque, virile et réformiste, qui vise à former des mères et des filles, et devient un élément de la littérature genrée qui alimente les programmes scolaires des nouvelles écoles de filles. En 1909, le texte resurgit comme une sorte de manuel élémentaire destiné aux parents égyptiens qui revendiquent leur appartenance à l’islam, et propose une pédagogie moderne, reprenant certains éléments hérités de discours antérieurs concernant la morale, la gestion du foyer et les mœurs (adab). Comme en France, les familles visées par cet ouvrage appartiennent surtout à la bourgeoisie et à l’aristocratie, malgré l’intérêt des nationalistes égyptiens du début du xxe siècle pour la question de l’éducation universelle. Les cibles privilégiées de cette éducation restent les filles de l’élite, que leur statut social aussi bien que leur assignation genrée séparent du reste de la population.
Dans la France de la fin du xviie siècle, la nouvelle conception de l’éducation des filles défendue par le Traité de l’éducation des filles ne manquait pas d’audace. Depuis, l’ouvrage a été décrit comme conservateur, essentialisant, voire misogyne. Pourtant, Fénelon considère déjà que les comportements « féminins » sont le produit d’une éducation négligente et affirme que filles comme garçons ont les mêmes capacités de développement intellectuel. Tout en considérant le foyer comme la sphère d’action féminine par excellence, Fénelon insiste sur la nécessité d’éduquer les filles. Le livre répond alors parfaitement à l’attention des élites égyptiennes pour l’éducation à la maternité, qui voient aussi dans le fait que l’ouvrage soit adressé à une femme, considérée comme un être compétent et éclairé, un message de respect.
Les traductions en contexte post-impérial
Traduite dès 1699 à travers toute l’Europe, l’Éducation resurgit tout au long du xixe siècle dans des contextes post-impériaux où la pédagogie s’affirme au carrefour du projet national et de la question de la « condition féminine ». En arabe, les premières mentions de l’Éducation remontent aux années 1860. En 1875, le journal pédagogique Rawdat al-madaris le cite pour défendre l’éducation des filles. Son rédacteur en chef, Rifa’a Rafi’i al-Tahtawi (1801-1873), célèbre traducteur et pédagogue, qui a étudié en France, est un ardent partisan de l’éducation féminine, et tout laisse à croire qu’il s’appuie sur l’Éducation pour rédiger son propre manuel scolaire (1872-1873).
La première version de l’Éducation en arabe est publiée en réponse à un ouvrage polémique de l’avocat Qasim Amin (1863-1908), intitulé Tahrir al-mar’a (Emancipation of Women, 1899). Ce livre, qui aborde les questions délicates de la visibilité et de la mobilité des femmes et réclame la fin de la ségrégation genrée et du voile intégral, a suscité des réponses allant de l’enthousiasme aux critiques les plus sévères. La publication de la première traduction de l’Éducation en arabe à la même période contribue à noyer la voix d’Amin dans un débat plus large. Cette traduction est publiée dans un journal créé dans le sillage de cette polémique, al-Mar’a fi l-Islam (Woman in Islam, vers 1901). Le journal défend un type particulier d’éducation, la tarbiya, terme qui suggère le caractère moral de l’éducation. Le rédacteur en chef et fondateur, Ibrahim Ramzi (1867-1924), y fait de la tarbiya des femmes un élément central de la tarbiya des enfants, envisagés comme « des garçons et de futures mères ». Le programme réformiste de Ramzi, critique récurrent de l’autorité européenne en Égypte, repose sur des sources islamiques.
La paternité de l’Éducation est passée sous silence : Fénelon n’est mentionné que dans une brève note de bas de page. Mais le livre s’accorde à la perspective adoptée par la revue. Issus de lieux et d’époques différents, mais tous deux nés dans des sociétés patriarcales et élitistes, Fénelon et Ramzi défendent une vision instrumentaliste de l’éducation des filles, conçue comme une préparation à la vie domestique, et critiquent le caractère superficiel de l’éducation traditionnelle. Le ‘Tarbiyat al-banat’ est publié en feuilleton de huit épisodes, avec la mention « traduit avec des modifications » (sans plus de précision), et le nom du traducteur n’est mentionné qu’à la fin du dernier. La plupart des épisodes sont suivis d’extraits d’un ouvrage d’économie domestique à paraître par un certain Fransis Mikha’il, qui n’est autre que le traducteur de Fénelon. Mikha’il écrira plusieurs livres consacrés à la vie domestique moderne, s’adressant aussi bien au nouveau lectorat féminin qu’aux maris et aux pères de famille.
La traduction du titre de Fénelon par Tarbiyat al-banat confère au texte un écho vernaculaire qui s’accommode aussi bien du sens du terme « éducation » en français et de l’accent mis par Fénelon sur la formation du caractère, que des sensibilités locales. Mikha’il ancre sa traduction dans un contexte local au moyen de nombreuses réécritures et suppressions. Contrairement au texte original, sa version essentialise la condition féminine et supprime toute allusion à l’universalité des caractères des enfants. Le texte arabe détaille les devoirs féminins de manière plus stricte que la version française, et décrit de manière plus sévère les comportements soi-disant féminins et leurs conséquences néfastes.
L’Éducation, un manuel de comportement à destination des jeunes Égyptiennes ?
Sous la plume de Mickha’il, le traité de Fénelon se transforme donc en manuel de bonne conduite. On y fournit aux mères de famille des consignes en matière d’économie domestique et d’hygiène, qui sont autant d’ajouts aux préceptes généraux énoncés par Fénelon. Le texte arabe est avant tout destiné aux mères, même si Mickha’il s’adresse également à une communauté masculine (dans laquelle il s’inclut). La duchesse, en tant qu’interlocutrice, a disparu. Le lectorat auquel s’adresse Mickha’il (les mères) se fond dans un cadre didactique masculin plus large, même s’il émet parfois des recommandations spécialement dirigées vers les femmes : « Vos vêtements doivent être adaptés à votre corps et à votre statut moral… Évitez les parures artificielles et les ornementations de pacotille. Songez à l’histoire des filles du Bédouin… ». Mikha’il désacralise également le texte de Fénelon, dont il supprime presque toutes les références chrétiennes.
En 1909, une nouvelle traduction est publiée. Cette fois-ci, le nom de l’auteur ainsi que celui du traducteur, Salih Hamdi Hammad (1863-1913), sont bien visibles. Le livre – publié par une maison d’édition rattachée à une école financée par la mère d’un ancien khédive – est-il destiné à devenir un manuel scolaire obligatoire ?
La traduction d’Hammad est différente de celle de Mikha’il et est précédée par trois préfaces qui témoignent d’un autre point de vue. Traduisant la préface d’une biographie de Fénelon, Hammad écrit : « Fénelon voulait que les femmes reçoivent une éducation religieuse semblable à celle des hommes, fondée sur des bases saines et dépourvue d’illusions et de superstition, j’entends par là le Livre Saint [Qur’an] et la véritable Sunna. » Bien entendu, ce n’est ni ce que Fénelon « voulait », ni ce que son biographe, Bausset, affirmait. Le traducteur insère une note de bas de page suggérant qu’il avait « effacé » la religion du texte, mais sa traduction islamise en réalité le catholicisme de Fénelon. Il conserve la pédagogie religieuse centrée sur l’enfant, modifiant ainsi le contenu religieux du texte de Fénelon, sa trajectoire chronologique, et sa tradition narrative au service d’un programme didactique islamique.
Plus proche du texte original, cette traduction reflète la facilité avec laquelle le texte de Fénelon peut être adapté, bien mieux que ne le faisait la version plus libre de Mikha’il, avec ses omissions et ses ajouts. Le texte original du xviie siècle partage cependant avec les deux versions arabes une conception très rigide et genrée de la tarbiya. Les attitudes envers l’éducation féminine et le concept de féminité idéal transcendent ainsi les différences de religion, d’époque, de langue, et traversent, intactes, la Méditerranée.
Booth, Marilyn, « Translating Girlhood? Fénelon’s Traité de l’éducation des filles (1689) as a text of Egyptian modernity (1901-09) », dans Marilyn Booth (dir.), Migrating Texts : Circulating Translations around the Ottoman Mediterranean, Édimbourg, Edinburgh University Press, 2019, p. 266-99. Cette version abrégée a été autorisée par les éditions de l’université d’Édimbourg.
Booth, Marilyn, « “Go directly home with decorum” : Conduct books for Egypt’s young, c.1912 », dans Joseph E. Lowry and Shawkat M. Toorawa (dir.), Mind, Body and Soul : Arabic and Islamic Studies in Honour of Everett K. Rowson, Leyde, Brill, 2017, p. 393-415.
Russell, Mona L., « Competing, Overlapping, and Contradictory Agendas : Egyptian Education under British Occupation, 1882-1922 », Comparative Studies of South Asia, Africa, and the Middle East, 21, 1/2, 2001, p. 50-60.