Le jardin botanique de Calcutta, xixe siècle

Résumé

Créé à la fin du xviiie siècle, le jardin botanique de Calcutta est le plus vaste des jardins coloniaux des empires européens. Il devient au xixe siècle un centre d’acclimatation et de classification des espèces, ses botanistes faisant circuler plantes vivantes et spécimens séchés à différentes échelles. Contribuant à la fois matériellement et symboliquement au fonctionnement de l’empire britannique qui le finançait, ce jardin forme un microcosme à travers lequel trois thèmes importants de l’histoire du fait impérial peuvent être étudiés de près : la question du rapport entre la science et les lieux, la mise en circulation d’objets naturels et le problème des ressources humaines.

Employés de l’herbier du jardin botanique de Calcutta, c. 1900. Central National Herbarium, Calcutta.
Employés de l’herbier du jardin botanique de Calcutta, c. 1900. Central National Herbarium, Calcutta.

Empire, science et lieu

À partir de la création du jardin botanique de Calcutta en 1786, les botanistes britanniques qui le dirigent tentent de s’arroger un monopole sur ce qu’ils appellent la science botanique. Les nombreuses pratiques locales concernant les végétaux, qu’elles soient culinaires, religieuses ou médicales, sont observées et décrites par l’administration coloniale, mais la science botanique, selon ses pratiquants, ne doit pas être locale. La notion de « local » est d’ailleurs employée de manière péjorative dans de nombreuses sources coloniales. En tant qu’institution, le jardin botanique représente un élément d’un système impérial pour lequel l’idée de globalité a une importance majeure.

Ainsi, par contraste volontaire avec les usages dits vernaculaires, le jardin botanique de Calcutta est conçu et décrit par ses dirigeants comme un espace dont l’implantation locale importe moins que sa participation à des réseaux à l’échelle planétaire. L’espace même du jardin botanique reflète cette volonté de créer un lieu qualitativement séparé de son environnement immédiat. Selon un guide du jardin paru en 1895, qui insiste sur la nécessité d’un « dépaysement », faire croître sur le territoire même du jardin des espèces nombreuses et diverses a pour but de créer un contraste volontaire avec la monotonie supposée des plaines bengalies.

Plusieurs travaux d’historiens sur les jardins botaniques coloniaux ont insisté sur leur dimension mondiale, une perspective justifiée par le rôle économique important que ces jardins ont joué dans le développement des économies impériales. Un examen rapproché des archives du jardin de Calcutta montre cependant que la tension était omniprésente entre les réalités du local et l’aspiration au global. Cette tension peut être explorée notamment en s’intéressant aux objets que les responsables du jardin botanique produisaient et mettaient en circulation. 

Plantes et objets en circulation

Au xixe siècle, les jardins botaniques coloniaux font circuler à différentes échelles des graines, des plantes vivantes, des spécimens séchés, des lettres et des livres. Les questions logistiques liées à la préparation et à l’envoi de plantes et d’objets occupent une grande place dans les activités quotidiennes du jardin botanique de Calcutta. Les chiffres concernant les échanges de plantes et de graines sont soigneusement établis et les botanistes les mentionnent dans les rapports annuels destinés à justifier la manière dont les fonds attribués au jardin sont utilisés.

Un examen de ces données montre que les activités du jardin botanique, plutôt que de concerner des échanges à grande échelle, consistent le plus souvent dans des transactions locales. L’immense majorité des plantes vivantes envoyées par le jardin le sont à Calcutta et au Bengale. De jeunes arbres et arbustes sont envoyés aux administrateurs régionaux pour être plantés le long des routes, dans les prisons, les hôpitaux ou encore les résidences officielles des hommes de pouvoir. Le jardin joue donc un rôle de pépinière locale, un rôle confirmé par les plaintes de pépiniéristes privés du Bengale qui se plaignent, à la fin du xixe siècle, que le jardin botanique leur fait une concurrence déloyale.

Le jardin botanique ne produit pas seulement des plantes vivantes, mais également, et de manière massive, des objets documentaires. Au premier rang de ces objets figurent les spécimens, ces plantes cueillies lors d’expéditions botaniques puis séchées, identifiées et soigneusement « empoisonnées », (tel était le terme utilisé par les botanistes), c’est-à-dire badigeonnées de produits toxiques, comme l’arsenic, la naphtaline, le chlorure de mercure ou le chromate de plomb, en vue de leur conservation. Ces spécimens constituent la base du discours scientifique élaboré par les botanistes dont les produits finis sont des ouvrages de botanique, souvent des monographies, qui valent à leurs auteurs une reconnaissance scientifique en métropole. La conservation des spécimens, tout comme celle des archives et des livres, n’a pas seulement une valeur instrumentale. Pour l’administration de l’empire britannique, en particulier à la fin du xixe siècle où l’empire connaît son apogée, gérer et conserver les supports d’information est une activité de toute première importance qui mobilise une main-d’œuvre considérable.

Ressources humaines

Dans tous les jardins botaniques coloniaux, la part du budget consacrée à la main-d’œuvre est très importante, représentant au moins la moitié des dépenses. Le jardin botanique de Calcutta y consacre environ les deux tiers de son budget annuel. L’équipe dirigeante, qui comporte entre quatre et sept personnes, est au xixe siècle composée exclusivement d’hommes britanniques, avec à leur tête des officiers écossais issus du Indian Medical Service. Le reste de la main-d’œuvre, entre 150 et 200 personnes, sont des travailleurs locaux. L’examen des comptes nous renseigne sur la valeur monétaire respective de leurs postes : le petit nombre de postes administratifs coûtait plus cher que l’ensemble de la main-d’œuvre locale, tant qualifiée que non qualifiée.

Un examen des structures hiérarchiques dans le jardin botanique de Calcutta permet d’envisager la nature des relations sociales de travail en contexte colonial. Dans tous les aspects de leurs travaux botaniques, les coloniaux ont besoin d’utiliser la force physique, la mémoire et les savoirs pratiques des personnes du lieu. Les administrateurs louent fréquemment la mémoire performante ou l’habileté manuelle de leurs employés tout en refusant de leur reconnaître une capacité de raisonnement scientifique. Le jardin emploie, entre autres, de nombreux coolies chargés de travaux de construction, des collecteurs envoyés en expédition, des employés de bureau et des gardiens pour tenter d’instaurer une discipline parmi les visiteurs. Le cas des gardiens est particulièrement intéressant : étant des travailleurs locaux, souvent au bas de l’échelle sociale, leur autorité est peu reconnue par les visiteurs. Des prérogatives normalement réservées aux policiers doivent leur être accordées à la fin du xixe siècle afin qu’ils soient mieux obéis.

Les employés administratifs du jardin, qui jouissent de privilèges financiers importants par rapport à leurs employés locaux, sont pour beaucoup d’entre eux frappés par des maladies physiques et mentales récurrentes. Si le jardin botanique est censé promouvoir la santé des visiteurs, tel n’est pas l’effet qu’il a sur les membres de son administration. La forte mortalité des administrateurs coloniaux européens en milieu tropical et la « mort par migration » a été bien documentée. Des lettres et des dossiers d’archives nous renseignent sur la vie quotidienne des expatriés dans le jardin de Calcutta, marquée par un fort entre-soi homosocial. Ces documents font apparaître une prévalence de l’alcoolisme et de diverses maladies mentales chez ces jeunes hommes à qui l’on avait fait espérer une promotion sociale lors de leur départ de la métropole. Le cas de ces jeunes jardiniers expatriés éclaire les dysfonctionnements de l’empire britannique en matière de ressources humaines.

Bibliographie

Axelby, Richard, « Calcutta Botanic Garden and the Colonial Re-ordering of the Indian Environment », Archives of Natural History, 2008, vol. 35, n°1, p. 150-163.

Bellégo, Marine, Enraciner l’empire : une autre histoire du jardin botanique de Calcutta, c. 1860-c. 1910, Paris, Muséum national d’histoire naturelle, 2021 (à paraître).

Curtin, Philip D., Death by Migration : Europe’s Encounter with the Tropical World in the 19th Century, Cambridge, Cambridge University Press, 1989.

Harrison, Mark, « The Calcutta Botanic Garden and the Wider World, 1817-1846 », dans Uma Dasgupta (dir.), Science and Modern India : an Institutional History, c. 1784-1947, Delhi, Pearson Education India, 2011, p. 235-253.


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