L’avant-garde à l’assaut de l’enseignement
La rupture représentée par les avant-gardes de la première moitié du siècle a eu des effets importants sur l’enseignement de l’art, ses méthodes, son statut et sa représentation. En France, le système des carrières artistiques tel qu’organisé par l’Académie, avec son cortège de prix, de classements et de commandes publiques, commence à s’effriter dès l’inauguration du premier Salon des refusés en 1863. Mais en nourrissant le mythe de l’autodidaxie, les avant-gardes mettent véritablement en doute l’utilité de l’enseignement artistique. Alors que le romantisme avait préparé ce tournant en valorisant l’inspiration, le fauvisme, le dadaïsme, le surréalisme, parmi d’autres mouvements, valorisent des expressions artistiques différentes – extra-européennes, marginales, etc. – et une recherche de spontanéité en tous points opposée au canon et à l’arsenal de règles transmis par l’Académie. Ils confrontent ainsi l’enseignement à son effet de reproduction et établissent l’originalité et la nouveauté comme nouvelles vertus cardinales de la création.
Les avant-gardes produisent pourtant deux écoles qui changent durablement les modalités de l’enseignement de l’art : le Bauhaus, né à Weimar en 1919, et le Black Moutain College, né en Caroline du Nord (USA) en 1933. L’une et l’autre tournent résolument le dos aux méthodes traditionnelles, aux hiérarchies et aux passages obligés. L’enseignement y est perçu comme le terrain d’une bataille essentielle menée par artistes et penseurs pour un monde et un art nouveaux.
La crise des beaux-arts en France
En France, durant le xixe et le début du xxe siècle, les académies privées, généralement centrées autour d’une figure tutélaire, avaient développé des modèles alternatifs d’enseignement. Ces lieux payants ont notamment permis la formation d’artistes femmes avant que les beaux-arts ne leur ouvrent progressivement leurs portes. Mais ces lieux peinent à s’établir durablement de sorte que, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, l’enseignement artistique se trouve une fois encore majoritairement cantonné aux écoles des beaux-arts, de Paris et de province. Dans les années 1950 et 1960, la rupture est totale entre une scène artistique de plus en plus ouverte à la modernité des avant-gardes et un enseignement qui poursuit des méthodes traditionnelles, maintenant des hiérarchies techniques et une verticalité dans les relations au « maître ». Face à cette crise, la quête de nouveaux modèles ravive la mémoire du Bauhaus et du Black Mountain College. Ces deux écoles deviennent rapidement des mythes, modifiés au gré des besoins de l’époque et des personnes. Ainsi, dans les années 1960, le rapport à l’industrie, central dans les deux écoles, intéresse moins que leur caractère expérimental sur les plans plastiques et sociaux. Toutes deux ont fait de l’enseignement le lieu d’une refonte des attitudes, des codes, des normes. Changer la manière de transmettre, de penser et de faire l’art pose les fondements d’une entreprise révolutionnaire d’envergure pour laquelle les jeunes artistes revendiquent un rôle de premier plan. La tension monte entre un enseignement passéiste et ces aspirations des étudiantes et étudiants rêvant d’avant-garde et de modernité, jusqu’à la rupture de Mai 68.
La bataille du présent
La bataille qui s’ouvre alors se nourrit du fantasme des avant-gardes mythiques dont l’esprit festif et révolutionnaire convient bien aux jeunes artistes de 68. Mais les revendications qui se font jour dans les assemblées générales et les discussions sont aussi concrètes : il s’agit de renverser le maître, de briser les idoles, et d’ouvrir la porte au contemporain. À l’atelier, royaume d’un artiste qui forme des disciples silencieux, les étudiantes et étudiants opposent l’agora, ouverte sur la ville, lieu de rencontre où les idées naissent dans le dialogue et l’opposition. Dans les années 1960, le répertoire de références des artistes est profondément renouvelé par l’apparition de jeunes sciences humaines comme la sociologie, la linguistique, mais aussi la psychanalyse qui prennent une place centrale dans le débat public et le panorama intellectuel. Dans le même temps, la création s’ouvre à des méthodes et des matières nouvelles. La curiosité suscitée par ces nouveautés conduit à un désir de formation : les jeunes artistes réclament les clefs de ces révolutions esthétiques et intellectuelles. Ces demandes tardent à être prises en charge par l’institution : les beaux-arts de Paris attendent 1983 pour confier la direction d’un atelier à une photographe, Lesly Hamilton. Au travers de ces revendications, le fondement même de l’enseignement de l’art est ainsi bouleversé : le passé, qui fut longtemps la seule source et le réservoir indépassable des références, est sommé de laisser sa place au présent. Cette passation ne se fait pas sans heurts, comme en témoignent les destructions de moulages d’antiques à l’École des beaux-arts de Paris pendant les événements de Mai.
Vers un renouveau de l’enseignement artistique
Cependant, face à la résistance des beaux-arts, la création d’un nouveau cursus universitaire consacré aux arts plastiques est rapidement envisagée. Le point de départ de cette réforme est la nécessité, pointée dès le colloque d’Amiens en mars 1968, de changer la formation des enseignants du secondaire afin de remplacer l’enseignement traditionnel du dessin par celui des arts plastiques. L’université récupère donc la formation de ces enseignants, jusqu’alors confiée au seul lycée Claude-Bernard à Paris. En décembre 1968, l’université de Vincennes crée le premier département d’arts plastiques en France, sous la direction de Jean Laude, élu maître assistant. La Sorbonne suit en 1970 : dès sa création, l’université Paris 1 intègre une unité d’enseignement et de recherche en arts plastiques, située dans le centre Saint-Charles et porté par Bernard Teyssèdre.
En parallèle, la réforme des écoles des beaux-arts de 1972 tente de répercuter les revendications étudiantes de 68. Elle conduit à supprimer l’atelier, donc la figure tutélaire du maître unique, à introduire des enseignements d’ouverture et à réorganiser les études. Dès lors les écoles entérinent dans la formation le basculement provoqué par les avant-gardes entre métier et originalité : l’enseignement s’apparente désormais à une découverte de soi-même plus qu’à l’apprentissage d’un savoir-faire. Pour entrer dans l’ère du présent, le recrutement de professeurs plus jeunes porte aussi progressivement ses fruits, même si les femmes sont encore rarement recrutées et moins encore à des postes prestigieux. La réforme de 1972 dispense cependant de son application deux institutions parisiennes : l’École des beaux-arts et celle des Arts décoratifs se voient dotées d’un statut à part et la première conserve jusqu’à aujourd’hui le format ancien de l’atelier, témoignant des résistances à ces changements. En effet, même si en 1968, la suppression du prix de Rome et du concours d’entrée (ce dernier étant progressivement rétabli à partir du milieu des années 1970) représente une rupture importante, un nouveau modèle peine à émerger. Dans ce processus, des personnalités et des espaces apparemment marginaux, comme le Centre d’information et de documentation mis en place par Mathilde Ferrer en 1976, jouent des rôles de premier plan.
L’enseignement de l’art, qui se rêve laboratoire de la modernité depuis les exemples mythiques du Bauhaus et du Black Mountain College, poursuit jusqu’à aujourd’hui son processus d’ouverture, au gré des réformes, des personnalités enseignantes, mais bien aussi des étudiantes et étudiants qui continuent à l’inventer.
Da Silva, Jean, Une part de risque. Les arts plastiques à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 1969-2019, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2020.
Michaud, Yves, Enseigner l’art ? Analyses et réflexions sur les écoles d'art, Nîmes, Éditions Jacqueline Chambon, 1999.
Segré, Monique, L’art comme institution. L’école des beaux-arts xixe-xxe siècles, Cachan, Éditions de l’ENS Cachan, 1993.
Jacques, Annie, Les beaux-arts, de l’Académie aux Quat’z’arts, Paris, ENSBA, 2001.