Corps et handicap dans l’éducation physique à l’école en France (fin du xixe-xxe siècle)

Résumé

En s’intéressant à l’éducation des corps des élèves handicapés entre la fin du xixe siècle et la fin du xxe siècle, cette étude montre que, malgré des discours officiels généreux, la prise en charge des élèves handicapés a été laborieuse à l’école durant cette centaine d’années. Si les différents types de handicaps participent à une catégorisation des élèves et des mouvements, force est de constater que cette éducation physique a été inégalement diffusée pour ces populations d’élèves.

« Des jeunes pensionnaires du centre Saint-Jean pratiquent une course de vitesse », 1942. ©
« Des jeunes pensionnaires du centre Saint-Jean pratiquent une course de vitesse », 1942. © Source : Iconothèque de l’INSEP (réf. BCGF19_PL18b).
« Maurice Herzog participe à l’inauguration d'un centre de rééducation », 1960.
« Maurice Herzog participe à l’inauguration d'un centre de rééducation », 1960. © Source : Iconothèque de l’INSEP (réf. C2_16c).

C’est la loi George du 27 janvier 1880 qui impose la gymnastique dans les établissements d’instruction publique de garçons en France. Alors que les lois Ferry de 1881-1882 proclament un enseignement gratuit, laïque et obligatoire pour tous les élèves de 6 à 13 ans, l’article 4 de la loi du 28 mars 1882 mentionne « qu’un règlement d’administration publique déterminera le moyen d’assurer l’instruction gratuite aux sourds-muets et aux aveugles ». La structuration d’un enseignement « spécial » n’est d’ailleurs pas une spécificité française puisque des pays européens en adoptent le principe. Si, dans les discours, la démarche égalitariste de la IIIe République se poursuit, avec la diffusion de l’instruction scolaire et de l’éducation physique (EP) pour les élèves, le handicap pose aux autorités éducatives la question des limites de ce discours : comment prendre en charge cette pluralité et proposer une éducation corporelle à des élèves qui doivent, a priori, être évincés de toute pratique physique ?

Des silhouettes et des corps handicapés à l’école

Au cours du xixe siècle, le redressement des corps change de visage : la manipulation et les instruments de compression sur le corps, comme le corset, sont remplacés progressivement par la gymnastique corporelle. Le mouvement devient un moyen pour maîtriser le comportement et gommer les aspérités du corps ou les anormalités, l’attention portée aux postures du corps et aux déficiences étant comprise dans la politique d’hygiène des populations. L’éducation du corps des élèves « déficients », pour reprendre la terminologie des autorités, a alors une visée à la fois rééducative et préventive. Pour traiter les infirmités et attitudes vicieuses, des cliniques privées voient le jour, comprenant kinésithérapie et pratiques orthopédiques, comme le projet de Jules Guérin (1801-1886) à l’hôpital des Enfants malades de Paris. Dans un contexte de spécialisation du champ médical, le handicap est normalisé par des méthodes strictes de gymnastique, de correction et de redressement.

Si, à la fin du xixe siècle, une gymnastique est conçue afin de normaliser les élèves atteints de surdité en suivant la tradition oraliste, une gymnastique médico-pédagogique se développe pour les enfants déficients intellectuels. S’inspirant de la méthode suédoise, le projet du docteur Philippe Tissié (1852‑1935) en matière d’éducation physique des élèves ordinaires et handicapés participe lui aussi de la gymnastique à la française, selon trois finalités qui s’épanouissent à la Belle Époque : développer la santé, améliorer la race et servir la patrie. Toujours guidées par des préceptes médicaux, les pratiques psychomotrices sont également convoquées afin de rééduquer des enfants atteints de handicap ou de « retard » scolaire.

Tributaire des conceptions de la médecine et de la santé, l’éducation physique – rééducative, spécialisée ou adaptée – s’adresse donc longtemps aux élèves selon leurs morphologies, déficiences ou aptitudes. Les évolutions des représentations du corps, de la déviance et des normes de santé participent par conséquent à construire et remodeler des pratiques adaptées en éducation physique.

Vers une rééducation des corps spécifiquement scolaire (années 1920-1960) ?

Tandis que, dans les années 1920, une médecine du sport et de l’éducation physique se constitue en France (création en 1921 de la Société médicale d’éducation physique et de sport), c’est sous Vichy que le bureau médical du Commissariat général à l’éducation générale et sportive (CGEGS) crée une méthode de rééducation physique spécifiquement scolaire à destination d’élèves déficients. Les initiatives et expérimentations, jusque-là plurielles, locales et confidentielles, sont systématisées par cette institution, accélérant les connaissances sur le champ de la déficience.

Dans les écoles ordinaires, la rééducation physique trouve un nouveau souffle après la Libération. Les instructions ministérielles du 1er octobre 1945 et la circulaire du 29 octobre 1945 participent à la structuration de la rééducation physique en mettant en place les groupes d’aptitude. À la suite d’un contrôle médical, les élèves sont classés, selon leurs aptitudes et morphologies, dans l’un des quatre groupes physiologiques constitués pour faire correspondre une spécificité corporelle à un type d’EP : du groupe 1 (les bons élèves aptes à l’EP normale et sportive) au groupe 4 (les élèves inaptes dispensés d’éducation physique « normale »).

L’originalité de cette prise en charge des corps différents, outre la catégorisation des élèves selon leurs aptitudes imaginées à pratiquer une EP normale, réside dans ces nouveaux lieux et dispositifs qui accueillent les élèves du groupe 3 (les élèves déficients « à ménager ») : les centres de rééducation physique (CRP). Ces centres rendent en effet opérationnelle la rééducation physique scolaire des débuts de la IVe République jusqu’à la fin des années 1970. Grâce à la gymnastique corrective, qui puise ses racines dans la méthode franco-suédoise diffusée par le docteur Philippe Tissié dans l’Hexagone, le redressement physique des élèves déficients dans les CRP participe d’une véritable normalisation des corps vers une santé acceptée et acceptable. Si les acteurs de cette rééducation proclament surtout la déficience à partir des déviations du dos, des éléments de la psychomotricité sont progressivement introduits, proposant par exemple des exercices physiques afin de restaurer un équilibre psychique.

La ségrégation des corps face à l’injustice sociale et le principe d’intégration (des années 1960 aux années 1990) : un renouveau des pratiques en EPS ?

À partir des années 1960, ce dispositif de rééducation des corps à l’école est attaqué. Premièrement, des arguments scientifiques concourent à démontrer l’inutilité de cette rééducation qui associe les déviations du corps à la santé des élèves. L’idéal redresseur promu par la gymnastique corrective s’éloigne petit à petit des élèves déficients du groupe 3 à mesure que la santé n’est plus entendue comme un synonyme de la rectitude. Ensuite, des travaux professionnels participent à généraliser ou accélérer la promotion d’une nouvelle culture pour les élèves déficients toujours évincés de la pratique normale de l’EP. D’un côté, différents acteurs comme Bernard Aucouturier ou André Lapierre, ayant souvent des responsabilités au sein des CRP, proposent des techniques éducatives et rééducatives autour des psychomotricités. De l’autre, des pionniers développent une réelle EP pour les handicapés moteurs en prenant pour référence les pratiques sportives. Le cas de Monique Pasqualini au lycée de l’hôpital Raymond-Poincaré de Garches est exemplaire. Encouragée pour les médecins de son établissement et par les revendications de ses élèves handicapés, elle parvient progressivement à adapter son enseignement et les textes officiels de l’éducation physique et sportive (EPS) des élèves valides. Elle participe à ce que l’on pourrait nommer une « sportivisation » de l’EP des élèves handicapés physiques qui fréquentent son établissement.

Dans les années 1970, en France comme en Europe ou à l’international, le traitement des différences par un modèle ségrégatif à l’école perd du terrain. Si les autorités publiques et éducatives françaises s’ouvrent au handicap dans un moment où l’intégration est généralisée (rapport Bloch-Lainé de décembre 1967 ; loi en faveur des personnes handicapées du 30 juin 1975), l’EPS comme discipline scolaire peine à organiser une réelle pratique pour les élèves handicapés. Des inégalités culturelles subsistent malgré la suppression du modèle ségrégatif qu’impliquaient les CRP. Même si des épreuves adaptées d’EPS aux évaluations certificatives sont proposées aux candidats handicapés selon le type de déficience (février 1980), un instrument administratif participe toujours de l’exclusion des élèves handicapés en EPS jusqu’au début des années 1990 : la dispense d’EPS. Malgré cette législation et des propositions innovantes, les enseignants d’EPS font face à des obstacles (formation, gestion du handicap, sécurité ou accessibilité) qui compliquent l’intégration des élèves handicapés en EPS, ce jusque dans les années 2000 où la société se tourne vers le modèle de l’inclusion scolaire.

Bibliographie

Van Drenth, Annemieke, Myers, Kevin, « Normalising childhood : policies and interventions concerning special children in the United States and Europe (1900-1960) », Paedagogica Historica, 47-6, 2011, p. 719‑727.

Moralès, Yves, Séguillon, Didier, « De l’institutionnalisation de la discipline à l’inclusion actuelle de tous les élèves en EPS : rupture ou continuité dans la prise en compte des élèves à besoins éducatifs particuliers ? », La Nouvelle Revue. Éducation et société inclusives, n° 81-1, 2018, p. 11‑29.

Roca, Jacqueline, De la ségrégation à l’intégration : l’éducation des enfants inadaptés de 1909 à 1975, Vanves, France, Centre technique national d’études et de recherches sur les handicaps et les inadaptations, 1992.


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