Les carrières coloniales et impériales des Européens aux xixe et xxe siècles

Résumé

Aux xixe et xxe siècles, le recrutement d’Européens est considéré comme nécessaire à l’administration et à la mise en valeur des espaces coloniaux. Une administration spécifiquement coloniale se structure et des possibilités de nouvelles carrières s’ouvrent aux Européens. Les espaces coloniaux sont cependant perçus comme dangereux et constituent un repoussoir. Ces carrières sont bien souvent un choix par défaut pour les couches basses et intermédiaires des sociétés européennes. Ouvrant la voie à une très grande mobilité spatiale entre la métropole et les colonies, mais aussi entre les différents espaces coloniaux, ces carrières permettent souvent une ascension sociale importante.

Les pérégrinations de Sir George Grey (1812-1898).
Les pérégrinations de Sir George Grey (1812-1898).
Xavier Coppolani, né en 1866 à Marignana (Corse) est instituteur en Algérie, il connaît une ascension sociale remarquable et devient commissaire général du gouvernement français en AOF.
Xavier Coppolani, né en 1866 à Marignana (Corse) est instituteur en Algérie, il connaît une ascension sociale remarquable et devient commissaire général du gouvernement français en AOF.

« Le problème colonial ne sera jamais résolu aussi longtemps que notre beau pays ne pourra pas fournir la matière première de la colonisation commerciale : des jeunes gens suffisamment instruits et préparés à cette carrière […]. Il nous faut partout des employés ayant à la fois de l’éducation et de l’instruction. »

Ces mots de Frédéric Bohn, dirigeant de la Compagnie française d’Afrique occidentale en 1897 soulignent le fait que le recrutement d’une main-d’œuvre européenne est considéré comme nécessaire à l’essor économique et le maintien des empires coloniaux. Les migrations européennes vers les empires coloniaux sont avant tout des migrations de travail. Fonctionnaires, militaires, magistrats, missionnaires ou encore entrepreneurs parcourent les empires coloniaux pendant toute la période coloniale et participent à leur maintien. Ces individus élaborent des stratégies professionnelles et migratoires à l’échelle des empires et dans la perspective de « faire carrière ». Pourtant, partir pour les colonies représente un risque, notamment sanitaire, et contraint à l’éloignement. Les 56 millions d’Européens qui quittent le continent entre 1840 et 1940 préfèrent en général les « pays neufs ». En 1938, environ 2,7 millions d’Européens seulement résident ainsi dans les empires coloniaux. Comment expliquer le choix d’une carrière coloniale plutôt que métropolitaine ou à l’étranger ? En quoi ces carrières coloniales se démarquent-elles des carrières en métropole ?

La naissance de la voie coloniale et sa professionnalisation

Les premiers temps de la nouvelle phase de colonisation de l’époque contemporaine n’impliquent pas la poursuite de carrières strictement coloniales. C’est au cours du xixesiècle que se formalisent des carrières spécifiquement coloniales. Le processus de professionnalisation et de spécialisation varie en fonction des empires coloniaux et des colonies. L’Empire britannique développe une administration autonome au milieu du siècle, notamment après la révolte des Cipayes de 1857 en Inde. Pour l’empire colonial français, c’est à partir des années 1880 que le processus s’amorce réellement. En 1881, un sous-secrétariat d’État aux Colonies est créé, puis un ministère des Colonies en 1894. Des ministères des Colonies sont fondés en Allemagne en 1907, en Belgique en 1909 et au Portugal en 1911. L’administration locale se structure également dès la fin du siècle, avec la formation de gouvernements généraux qui obtiennent une autonomie financière et administrative. La Fédération de Malaisie est ainsi fondée en 1891. Cette différenciation entre une administration coloniale et une administration métropolitaine se concrétise aussi via la naissance de formations spécifiques, comme en France avec l’École coloniale en 1898.

Un choix par défaut ?

Les colonies cumulent plusieurs attributs négatifs. Situées dans des espaces tropicaux considérés comme malsains, la plupart représentent un danger sanitaire et sécuritaire pour les potentiels candidats. Au début du xxe siècle, la mortalité est jusqu’à sept fois supérieure au sein du personnel administratif français en Afrique. La sécurité de ces espaces constitue un autre repoussoir, en particulier pendant les périodes dites de « pacification ». L’éloignement enfin, et la qualité de vie rudimentaire offerte dans certains territoires, rebutent les candidats. Les carrières coloniales éclatent en effet les familles et, si les femmes sont de plus en plus nombreuses à rejoindre les colonies dans l’entre-deux-guerres, les enfants demeurent souvent en métropole.

Les carrières coloniales sont ainsi principalement le choix de couches intermédiaires et subalternes des sociétés métropolitaines. Elles voient dans les colonies une opportunité nouvelle, alors que les possibilités en métropole leur sont fermées. Ainsi, les carrières coloniales sont privilégiées dans certains espaces défavorisés, avec une productivité agricole et un revenu moyen par habitant faible. La Corse et l’Irlande fournissent de nombreux coloniaux aux empires français et britannique. En Corse, l’obtention des galons de sous-officier constitue une marque d’ascension sociale recherchée. Certains avantages sont proposés aux coloniaux pour favoriser leur venue, comme des primes ou des perspectives d’avancement plus rapide de leur carrière.

Sous le signe de la mobilité

L’analyse des carrières coloniales et impériales dessine plusieurs profils de mobilités. Si certains passent la majorité de leur carrière dans une colonie, d’autres parcourent les empires sous toutes leurs latitudes. Retracer le parcours de certains administrateurs montre l’importance des mobilités transcoloniales. Ainsi de George Grey (1812-1898), qui occupe successivement les postes de gouverneur d’Australie méridionale, de Nouvelle-Zélande et de la colonie du Cap. Beaucoup d’Écossais suivent une carrière militaire en Inde, avant de s’installer en Nouvelle-Galles du Sud pour exploiter des terres mises à leur disposition par les autorités coloniales. Des carrières mixtes sont aussi possibles, entre métropole et colonies. Ange Filippini (1834-1887) passe la majeure partie de sa carrière dans l’administration préfectorale métropolitaine, avant de devenir gouverneur en Indochine, où il décède en fonction.

Ces mobilités contribuent à la construction de formes de gouvernement et d’administration transcoloniales. Les Européens circulent entre les colonies sans nécessairement passer par les métropoles, ce qui nuance une géographie des empires fondée sur le modèle centre-périphérie. Ils conservent néanmoins des liens avec la mère-patrie. Dans l’administration, les Européens bénéficient de congés de plusieurs mois en métropole et peuvent aussi obtenir des séjours de convalescence pour des cures d’hydrothérapie ou des séjours climatiques. La majorité prennent leur retraite en métropole. Cette mobilité vise également à limiter les risques de corruption et de clientélisme induits par un ancrage trop long sur un même territoire.

De nouvelles possibilités d’ascension sociale

Les empires coloniaux offrent des opportunités d’ascension sociale. Le corps des gouverneurs coloniaux par exemple permet à des individus aux origines socio-économiques parfois modestes, de gravir les échelons pour devenir les principaux représentants de l’État dans les colonies. Comparativement à d’autres corps similaires, comme le corps préfectoral, l’analyse des carrières des administrateurs coloniaux montre une forte ascension sociale. En France, 11 % des gouverneurs coloniaux sont issus de classes populaires contre seulement 3 % pour les préfets. Si les gouverneurs représentent une élite dans les colonies, ils n’ont cependant qu’un rang secondaire comparativement à leurs collègues préfets.

La mobilité sociale s’accompagne d’une mobilité spatiale importante. En fin de vie, une forte proportion de ces individus nés dans des villes petites et moyennes ou des départements défavorisés s’installent dans de grandes agglomérations et des départements plus développés. Ils trouvent un cadre de vie plus confortable et moderne et profitent d’une vie sociale plus en accord avec leur statut.

Bibliographie

Bonin, Hubert (dir.), Partir dans les outre-mers, de l’empire colonial à nos jours, Paris, Les Indes savantes, 2020.

Chambru, Cédric, Viallet-Thévenin, Scott, « Mobilité sociale et Empire : les gouverneurs coloniaux français entre 1830 et 1960 », Revue d’histoire moderne & contemporaine, n° 66-4, 2019/4, p. 53-88.

Lambert, David, Lester, Alan, Colonial Lives Across the British Empire : Imperial Careering in the Long Nineteenth Century, Cambridge, Cambridge University Press, 2006.


Source URL: https://ehne.fr/encyclopedie/thématiques/les-migrations-en-europe/migrations-de-travail/les-carrières-coloniales-et-impériales-des-européens-aux-xixe-et-xxe-siècles