La mémoire napoléonienne dans l’Europe du xixe siècle

Résumé

L’histoire de l’Europe du xixe siècle doit être lue entre autres au prisme de l’ombre portée du Premier Empire. La mémoire napoléonienne est constamment présente dans la vie politique et culturelle, le souvenir de l’empereur, déformé, reconfiguré, est présent dans la vie des humbles comme dans celle des élites. Il est une composante essentielle du romantisme, il éclaire des résultats électoraux de 1848, puis est habilement utilisé par la République. 

Bellangé, « Tenez, voyez-vous Mr le curé, pour moi, le v’là…l’Père éternel ».  L’ancien grognard fait admirer le portrait de Napoléon, 1833. Source : BnF, Cabinet des estampes, Dc 175 c, tome 4.
Bellangé, « Tenez, voyez-vous Mr le curé, pour moi, le v’là…l’Père éternel ».
L’ancien grognard fait admirer le portrait de Napoléon, 1833. Source : BnF, Cabinet des estampes, Dc 175 c, tome 4.
Rapport de police, 1825, A.N., F7 6706 Envoyé au préfet de police : On vend publiquement et sur la voie publique des bustes de Napoléon et de son fils. La chose est tolérable si l’on veut, mais le marchand en les proclamant est-il autorisé à dire : « Voyez, Messieurs et Dames, achetez le buste de Sa Majesté l’Empereur Napoléon, le buste de Sa Majesté le Roi de Rome. » C’est pourtant ce qui tout le jour est entendu dans la rue Vivienne aujourd’hui 19 février.
Rapport de police, 1825, A.N., F7 6706
Envoyé au préfet de police : On vend publiquement et sur la voie publique des bustes de Napoléon et de son fils. La chose est tolérable si l’on veut, mais le marchand en les proclamant est-il autorisé à dire : « Voyez, Messieurs et Dames, achetez le buste de Sa Majesté l’Empereur Napoléon, le buste de Sa Majesté le Roi de Rome. » C’est pourtant ce qui tout le jour est entendu dans la rue Vivienne aujourd’hui 19 février.
Apothéose de Napoléon, imagerie Pellerin, Épinal, 1834.
Apothéose de Napoléon, imagerie Pellerin, Épinal, 1834.
Édouard Detaille, Le rêve, 1888, Musée d’Orsay. Les conscrits de la Troisième République rêvent de la gloire de leurs prédécesseurs.
Édouard Detaille, Le rêve, 1888, Musée d’Orsay. Les conscrits de la Troisième République rêvent de la gloire de leurs prédécesseurs.

Lorsque Napoléon meurt à Sainte-Hélène, le 5 mai 1821, le processus mémoriel élaboré autour de son épopée est déjà à l’œuvre en Europe depuis plusieurs années. Il est impossible de comprendre le xixe siècle sans mesurer combien compte l’ombre portée de Napoléon sur la culture des anonymes, la vie politique et le monde littéraire et artistique.

Un Napoléon roi du peuple ?

Après 1815, beaucoup de Français et d’Européens, dans les États italiens notamment, ou en Belgique, persistent à voir en lui le « roi du peuple ». Une légende populaire est diffusée par des hommes et des femmes, modestes ou non, fascinés par l’homme glorieux capable de faire face à toute adversité, par le monarque héroïque apte de conquérir le monde. Les rumeurs colportées de ville en campagne, de vétérans de la Grande Armée en marchands ambulants, n’en finissent pas d’annoncer son retour. Sa présence reste obsessive dans l’imaginaire des Français ; en témoigne la circulation des nombreux objets séditieux et gravures à son effigie, avant comme après sa mort. Il est clandestinement présent dans la vie politique de la Restauration, incarnant l’hostilité au retour de l’Ancien Régime tandis que se développe un culte populaire prenant des formes diverses, individuelles ou collectives, spontanées ou rituelles, attristées ou festives, il est aux côtés des conspirateurs des années 1820 qui associent le nom de Napoléon aux conquêtes de la Révolution. Il est dans l’univers politique de l’ouvrier sellier Louvel, assassin du duc de Berry en 1820.

Une mythologie romantique

La mythologie napoléonienne est forgée par ailleurs dans la matrice du romantisme des plus grands écrivains de la littérature du xixe siècle. La réception du Mémorial de Sainte-Hélène, que Las Cases publie en 1823, fait de Napoléon le champion des mouvements nationaux. Stendhal, en peignant les rêves de Julien Sorel dans Le Rouge et le Noir, a presque tout dit de la place que Napoléon a occupée durant le premier xixe siècle. Il cristallise les espoirs libéraux et nourrit les rêves de gloire et de grandeur de jeunes générations, les mémorialistes, pour leur part, font de Napoléon l’artisan de la démocratisation de l’héroïsme. Des poètes et écrivains comme Heine, Manzoni ou Pouchkine contribuent à nourrir la fascination de tous les Européens pour l’empereur. À partir de 1827, Victor Hugo devient le plus brillant des chantres du napoléonisme. Parce que le romantisme s’enthousiasme à la fois pour les grands hommes et pour le pathétique de la solitude, parce qu’il est également fasciné par l’histoire, il fait de Napoléon son héros préféré.

D’Alfred de Vigny à Alfred de Musset en passant par Nerval, Stendhal ou Balzac, et finalement Chateaubriand, tous les romantiques sont fascinés par ce destin hors du commun : héros militaire, Napoléon est aussi le jeune homme pauvre qui s’est fait seul pour atteindre un charisme inégalé auprès de son armée puis de ses sujets. Quant à la solitude de sa mort, elle achève de faire la perfection romanesque de sa destinée. Cette mythologie ne dédaigne pas pour autant les qualités humaines du personnage, indispensables à tout vrai héros romantique. La dimension politique n’est pas non plus oubliée : point de romantisme sans engagement politique, et lorsque le romantisme tourne le dos au royalisme, il adopte définitivement ce héros de gloire, de solitude et de passion qui a de plus laissé la réputation de sauveur de la Révolution. C’est pourquoi Victor Hugo prend fait et cause pour le retour des cendres que la monarchie de Juillet orchestre en 1840. La France peut alors se réconcilier très officiellement avec le passé impérial. La légende poursuit son chemin, y compris grâce aux images imprimées par Pellerin, à Épinal.

Un Napoléon « professeur d’énergie »

Lors des élections présidentielles du 10 décembre 1848, Louis-Napoléon bénéficie donc de l’aura de son oncle, augmentée par la politique mémorielle des Orléans. Le Second Empire utilise même les vétérans de l’Empire pour asseoir sa popularité sur la mémoire de la gloire napoléonienne. Pour le reste, Napoléon III demeure prudent dans l’utilisation de l’image de son prédécesseur : une trop grande statue élevée en l’honneur de son oncle pourrait lui faire trop d’ombre, tandis que Victor Hugo dénonce le 18 brumaire pour mieux fustiger le coup d’État du 2 décembre. L’auteur transforme alors la légende dorée en une épopée de nouveau condamnable. Napoléon III inaugure cependant fièrement la crypte des Invalides, enfin achevée en 1861, il renonce en revanche prudemment à célébrer en de trop grandes pompes le centenaire de la naissance de son oncle, le 15 août 1869. En 1870, c’est encore Victor Hugo qui, dans l’Année terrible, unit cette fois condamnation des guerres du Premier Empire et défaite de Sedan : Napoléon Ier est alors confondu dans l’opprobre jeté sur Napoléon III.

Pourtant le nom de Napoléon retentit bientôt, de nouveau, à la tribune de la Chambre des députés. Dès 1871, Gambetta avoue son admiration pour celui qui, affirme-t-il, « a fait la France, malgré tout, incomparablement belle et puissante, belle d’une splendeur qui ne périra pas malgré ses défaites, puissante d’une souveraineté qu’elle retrouvera, malgré ses mutilations temporaires ». Même pour les républicains les plus convaincus, Napoléon continue d’incarner la gloire éternelle d’une France qui ne peut que rapidement se relever de la défaite. La mémoire de Napoléon est alors peu à peu incorporée dans la culture officielle de la République française. Elle joue ainsi l’oncle contre le neveu et promeut un héros revisité, de surcroît fort utile quand, à partir de 1881, la France se heurte à la Grande-Bretagne dans la réalisation de ses ambitions coloniales : l’anglophobie peut alors se nourrir des souvenirs du martyr de Sainte-Hélène qui a lutté contre l’Angleterre pour défendre la Révolution. Si la République se construit dans un rejet d’un pouvoir exécutif fort, elle ne peut effacer la force de la fascination pour un héros incarnant la nation : le mythe impérial demeure un capital dans lequel sont puisés les éléments d’identité d’une nation qui tente de construire sa République sur les ruines d’une défaite : dans cette entreprise, Napoléon est un héros des plus utiles.

La République sait donc tirer profit de la gloire militaire napoléonienne pour effacer l’humiliation de la défaite et encourager les armées françaises à affronter la guerre. Toute une génération est alors élevée dans le culte impérial. Du côté de la droite extrême, Léon Daudet, né en 1867, se souvient que sa génération se consolait avec les récits des campagnes napoléoniennes. Louise Bodin, née dix ans plus tard, future membre du parti communiste, baigne, aux alentours de 1900, dans une atmosphère de «  napoléonite ». À ces témoignages fait écho le roman de Maurice Barrès : en 1897, dans Les Déracinés, il présente Napoléon comme un « professeur d’énergie ». Dès lors, Napoléon incarne l’homme fort des nationalistes. Mais c’est la France entière qui, tout en fixant ses regards sur la ligne bleue des Vosges, n’oublie pas celui dont l’action débordante mena ses troupes sur toutes les routes de l’Europe : il est ainsi érigé, pour toute une génération, en un modèle d’énergie que la République ne doit pas se priver d’utiliser.

Ernest Lavisse s’emploie cependant, au travers des différents manuels scolaires qu’il dirige, à mettre en garde les futurs citoyens contre le danger de confier le pouvoir à un homme trop ambitieux. Lorsque l’heure est à l’affermissement de la République, l’accent est mis plus que jamais sur les dangers du despotisme et les succès militaires sont moins glorifiés. Le défenseur de la Révolution face aux coalitions européennes est finalement oublié dans le Lavisse de 1913, qui conclut en soulignant que Napoléon était détesté de l’Europe qu’il opprimait. La volonté de croire en la paix, si forte encore en 1913, a conduit finalement à reléguer la mythologie napoléonienne.

Bibliographie

Hazareesingh, Sudhir, La légende de Napoléon, Paris, Tallandier, 2005.

Jourdan, Annie, Mythes et légendes de Napoléon. Un destin d’exception entre rêve et réalité, Toulouse, Privat, 2004.

Petiteau Natalie, Napoléon, de la mythologie à l'histoire, Paris, Le Seuil (coll. « L’Univers historique »), 1999.


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