Le Chili est devenu aujourd’hui un centre astronomique de renommée internationale, notamment dans la région d’Atacama et de Coquimbo, ces zones arides et semi-arides du désert d’Atacama. Si des astronomes étrangers ont déjà visité le pays au xixe et au début du xxe siècle, ce n’est qu’au cours des années 1960 que l’astronomie contemporaine s’y implante et connaît une véritable montée en puissance. La communauté scientifique internationale a en effet pris conscience que, en raison de la concentration de la plupart des observatoires et télescopes dans l’hémisphère Nord, une grande partie de la voûte céleste est négligée, alors qu’on peut y observer des phénomènes passionnants, comme les nuages de Magellan ou le centre de la Voie lactée. La construction de télescopes de haute technologie dans l’hémisphère Sud s’impose donc comme une nécessité.
L’astronomie dans l’Europe d’après-guerre
Dans les années 1950, des conférences sont organisées pour envisager l’avenir de l’astronomie dans une Europe encore en pleine reconstruction, ce qui limite les espoirs de subventions. En janvier 1954, dans un esprit de collaboration, une charte est signée par les directeurs de grands observatoires d’Allemagne de l’Ouest, de Belgique, de France, des Pays-Bas, de Suède et du Royaume-Uni. Ce document, plus connu sous le nom de « déclaration de l’Observatoire européen austral », est en quelque sorte l’acte de naissance de cet observatoire (ESO). Il insiste sur l’urgence de construire un observatoire austral aussi performant que ceux qui existent déjà dans l’hémisphère Nord, tout en affirmant que l’astronomie est une science essentielle, dont les progrès auront des retombées bénéfiques pour tous les domaines scientifiques.
La déclaration de 1954 reconnaît la nécessité d’une coopération internationale, aucun pays n’ayant les moyens de financer seul une telle entreprise. Mais se placer sous l’égide de l’Union astronomique internationale poserait des problèmes administratifs insolubles ; une coopération à l’échelle de l’Europe de l’Ouest semble donc être la seule option envisageable. Cela permettrait aux Européens de s’engager dans un projet scientifique commun avec la quasi-certitude de faire des découvertes du plus grand intérêt. C’est aussi la solution la plus réaliste pour mener à bien la réalisation d’un télescope austral à court terme. Le document prévoit une implantation en Afrique du Sud, en raison de la relative proximité géographique de ce pays avec l’Europe et de ses liens historiques avec le vieux continent. Après avoir surmonté de nombreux obstacles financiers, bureaucratiques et politiques, ESO lance les travaux préparatoires dans la région de Karoo en 1955. À l’époque, ESO n’a pas encore d’existence officielle (la convention n’est signée qu’en 1962), mais les préparatifs sont effectivement lancés.
À la recherche de sites adaptés dans l’hémisphère Sud
À la même époque, les astronomes américains élaborent leur propre plan d’observatoire austral. Le choix d’une implantation en Amérique du Sud semble tout indiqué, en raison des liens politiques, culturels et scientifiques entre les États-Unis et ce continent.
Il faut également prendre en considération les nombreux liens qui unissent l’astronomie européenne et américaine, tant sur le plan personnel qu’institutionnel. Gerard Kuiper, astronome néerlandais naturalisé américain et travaillant à l’observatoire Yerkes de l’université de Chicago, se passionne ainsi pour le projet d’observatoire austral et embauche Jürgen Stock, un collègue allemand travaillant à Cleveland, pour effectuer des repérages au Chili. Stock est un ancien étudiant d’Otto Heckmann, l’un des signataires de la déclaration de 1954 et « père fondateur » d’ESO. Quand Stock obtient sa mutation en Arizona, le projet est repris par l’Association universitaire pour la recherche en astronomie (AURA), dirigée par Donald Shane. Shane est également à la tête de l’observatoire Lick, qui a entretenu une station d’observation au Chili au début du xxe siècle.
Les Européens sont donc bien informés du projet américain. Dans un premier temps, cela ne change rien à leur intention d’installer leur propre laboratoire en Afrique du Sud, d’autant plus qu’une subvention d’un million de dollars accordée par la fondation Ford en 1959 semble résoudre leurs problèmes de financement par les États européens. Ils doivent pourtant envisager d’autres solutions à la fin des années 1950. La contestation du régime d’Apartheid menace la stabilité du pays alors qu’il est question d’y investir des millions en infrastructures scientifiques. D’autre part, le Royaume-Uni s’est retiré de l’accord. À cela s’ajoutent les résultats prometteurs des études de site effectuées par Stock.
L’implantation d’ESO au Chili
Peu de temps après la signature de la convention d’ESO par ses membres fondateurs (Belgique, France, Allemagne, Suède et Pays-Bas) en 1962, les Européens modifient leurs plans. C’est au Chili qu’ils se mettent en quête d’un site susceptible d’accueillir un observatoire. En effet, les conclusions de l’enquête approfondie que Stock avait menée dans ce pays sont impressionnantes : les conditions d’observation y sont exceptionnelles. En outre, le gouvernement chilien est disposé à accorder de nombreux avantages au financement et au développement du projet. On ne peut souhaiter de meilleures conditions politiques et scientifiques pour construire un observatoire géant.
Quelques tentatives de coopération entre Américains et Européens ont lieu en 1962 et 1963. Un projet de télescope commun est même envisagé. Mais les Américains sont rebutés par les difficultés administratives qu’impliquerait la coopération avec plusieurs gouvernements. Même si certains déplorent la dispersion des crédits et des efforts entre plusieurs entreprises partageant le même objectif, ils décident de faire cavalier seul. Comme les astronomes soviétiques mènent eux aussi des recherches au Chili alors que la guerre froide bat son plein, il n’est plus question d’attendre. La construction de l’observatoire américain est lancée à Tololo (à 400 km environ au nord de Santiago), et celle de l’observatoire européen à La Silla, 100 kilomètres plus au nord.
Des négociations avec le ministère chilien des Affaires étrangères permettent à ESO d’obtenir des conditions très favorables. Non seulement l’observatoire pourra acquérir des terrains publics, mais il est dispensé de droits de douane et bénéficie d’autres exemptions fiscales, tandis que son personnel jouira du statut diplomatique. Il faut dire que le Chili, pays d’Amérique latine confronté au sous-développement, a tout intérêt à attirer des projets scientifiques d’avant-garde sur son territoire. À l’investissement initial s’ajouteront de nombreuses retombées matérielles et symboliques. Quant aux universités du pays, encore dépourvues d’institut de recherche astronomique, elles ont pleinement conscience des possibilités offertes par la coopération internationale dans ce domaine. Ainsi, quelques années plus tard, l’université du Chili ouvre son premier département d’astronomie, en lien étroit avec l’observatoire interaméricain de Cerro Tololo.
Le projet européen est achevé en 1969, et de nombreuses personnalités européennes et chiliennes, dont le président du Chili, assistent à l’inauguration. Cette cérémonie marque l’arrivée officielle de l’astronomie européenne dans ce pays austral où elle peut effectuer des recherches de pointe. Après plusieurs agrandissements du site de La Silla, la construction d’un second télescope sur un nouvel emplacement est envisagée. À la fin des années 1980, on entreprend la prospection de sites potentiels dans le nord de l’Atacama. Cette région est encore plus aride que celle de Coquimbo, où se trouve La Silla. Cela ouvre de nouvelles possibilités, notamment pour l’observation dans le spectre infrarouge, et conduit au projet du Très Grand Télescope, dont la construction est lancée au début des années 1990. Un autre projet ne tarde pas à voir le jour, celui d’un radiotélescope comportant 66 antennes, ALMA (le grand réseau millimétrique/submillimétrique de l’Atacama), issu d’un partenariat entre l’Observatoire astronomique national du Japon, l’Associated Universities Inc. et ESO. Aujourd’hui, le développement des activités d’ESO au Chili se poursuit avec la construction du Télescope Extrêmement Grand.
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