Le verre à champagne en Europe : un objet au service du goût ou du paraître ?

Résumé

La forme du verre à champagne a beaucoup varié au cours des 250 dernières années. À l’origine, toutes les boissons pétillantes se boivent dans un grand verre longiligne. La coupe, qui privilégie l’effervescence par rapport à l’arôme et au goût, connaît une vogue croissante à partir des années 1830, d’abord au Royaume-Uni, puis dans d’autres marchés européens. Si elle ne parvient jamais à détrôner la flûte, la coupe semble avoir acquis une position dominante dans l’entre-deux-guerres, mais elle perd du terrain après la Seconde Guerre mondiale. Tandis qu’on la juge peu pratique dans les restaurants et les débits de boisson, les connaisseurs s’en lassent car elle néglige les qualités gustatives et olfactives au profit de l’effervescence. Les grandes maisons de champagne comme les critiques prônent désormais le verre tulipe. La coupe reste toutefois un symbole répandu du luxe et de l’hédonisme.

Dessin d’une flute à champagne tiré du magazine humoristique à succès Punch, en 1858. Il s’agit probablement du dernier dessin humoristique publié par Punch au XIXe siècle sur lequel figure une flûte. Source : Punch, 30 janvier 1858, p. 46 (reproduction Graham Harding).
Dessin d’une flute à champagne tiré du magazine humoristique à succès Punch, en 1858. Il s’agit probablement du dernier dessin humoristique publié par Punch au XIXe siècle sur lequel figure une flûte. Source : Punch, 30 janvier 1858, p. 46 (reproduction Graham Harding).
Les principales formes de verre à champagne (de gauche à droite) : la tulipe, la flûte, la coupe. Source : Graham Harding.
Les principales formes de verre à champagne (de gauche à droite) : la tulipe, la flûte, la coupe. Source : Graham Harding.
Publicité d’Alphonse Mucha pour le champagne Ruinart en 1896. L’image montre comment la publicité associe le verre à la volupté féminine.
Publicité d’Alphonse Mucha pour le champagne Ruinart en 1896. L’image montre comment la publicité associe le verre à la volupté féminine. Source : Wikimedia Commons.
La coupe, forme dominante, dans une publicité française de 1923 parue dans L’Illustration, n° 4209, 3 novembre 1923, p. 11.
La coupe, forme dominante, dans une publicité française de 1923 parue dans L’Illustration, n° 4209, 3 novembre 1923, p. 11. Source : Wikimedia Commons.

La forme du verre à champagne : au service du goût ou du paraître ?

Jusqu’à la fin du xxe siècle, le marché du verre à champagne se répartit entre deux formes bien distinctes. D’une part, la « flûte », un verre élancé, parfois longiligne, parfois galbé avec un buvant étroit, d’autre part, la coupe. Ce n’est qu’au cours des années 1980 qu’apparaît la vogue du verre tulipe. De forme plus évasée que la flûte, mais avec un buvant fuselé, il ne parvient cependant jamais à supplanter ses deux rivaux. Comment expliquer ces changements et leurs variations d’un pays à l’autre ? Quelle est la part des considérations œnologiques et celle des facteurs socio-économiques ?

Un verre à champagne façonné selon les goûts des consommateurs

Stoppée par l’arrivée du froid dans cette région du nord de la France, la fermentation des vins produits en Champagne a toujours eu tendance à reprendre spontanément dans le tonneau avec la remontée des températures au printemps. C’est du dioxyde de carbone ainsi créé que proviennent les « bulles » qui donnent son caractère pétillant au vin (il en va de même pour d’autres boissons comme le cidre et la bière). Cette seconde fermentation, dont on ne comprend pas encore les causes, reste difficilement contrôlable jusqu’au début du xixe siècle. Mais l’existence de bouteilles plus résistantes (grâce à l’invention de la « bouteille anglaise » au xviie siècle) et l’amélioration des techniques de vinification en France permettent d’élaborer des vins très effervescents en vogue dès les années 1850.

On parle peu de verres dont la forme ait été spécialement conçue pour le champagne avant cette époque. Dans les années 1830, ils font leur apparition en Grande-Bretagne, et l’homme d’État Benjamin Disraeli les décrit comme « une soucoupe de verre dépoli montée sur un piédestal de cristal taillé ». Une décennie plus tard, cette forme de verre, la coupe, est très prisée outre-Manche, car elle met en valeur la mousse produite par l’effervescence. L’inconvénient est qu’elle laisse s’échapper les arômes, c’est pourquoi les vignerons français et les connaisseurs préconiseront l’usage d’un verre plus élancé, la flûte, jusqu’à la fin du siècle et même au-delà. D’autre part, la coupe laisse les bulles se dissiper plus vite, ce qui diminue la concentration d’alcool dans le sang. Peut-être est-ce l’une des raisons de son succès en Grande-Bretagne et dans d’autres pays où l’on privilégie la retenue, aussi bien affective que gestuelle. Toutefois, à la fin du siècle, l’usage de la coupe s’est largement répandu en Europe, y compris en France. Les détails de la décoration changent fréquemment, c’est ainsi que le verre à pied creux est très prisé pendant toute la première moitié du xxe siècle, même s’il est très difficile à laver.

Un marqueur social sur la table

Au milieu du xixe siècle, on observe un changement, aussi bien dans les types de champagne que dans le rôle joué par celui-ci. À partir des années 1860, dans presque toute l’Europe, à l’exception de la Russie, il se boit de plus en plus sec. Cela tient en partie au fait que, en Angleterre, la bourgeoisie montante commence à le servir pendant les repas, y compris pour accompagner les plats salés. La table, où les ensembles de verres occupent une place de choix, sert désormais à afficher sa prospérité et son statut. La coupe et la bouteille de champagne s’affirment alors comme de puissants marqueurs de distinction sociale.

L’adoption de la coupe se fait plus lentement dans le reste de l’Europe, les pays de tradition vinicole tenant sans doute davantage compte du goût et de l’arôme que de l’effervescence. Quand on étudie des publicités allemandes pour des vins pétillants au début du xxe siècle, on constate ainsi que la flûte y reste prédominante, même si elle coexiste avec une grande variété de types de verre. Il en va de même pour la Pologne et la Russie, mais la coupe gagne en popularité en France. Dans les années 1930, l’éminent historien du champagne François Bonal estime qu’elle a définitivement supplanté la flûte. On trouve encore quelques adeptes du verre droit en Europe du Nord, les chasseurs et les amateurs de sports de plein air privilégiant le gobelet en argent, comme leurs homologues français et britanniques.

À nouveau consommateur, nouveau verre. Démocratisation et création d’un mythe

Au lendemain du second conflit mondial, et jusqu’aux années 1960, la flûte redevient en vogue sur deux marchés clé, la France et la Grande-Bretagne. Le redressement de l’économie permet à la boisson festive qu’est le champagne de capter à nouveau le marché de la bourgeoisie et la flûte se prête mieux aux exigences des restaurants et des débits de boisson : non seulement elle est plus robuste que ses rivales, mais on peut en disposer davantage sur le plateau des serveurs lors des mariages ou des réceptions, où elle risque moins d’être renversée sur les vêtements des invités.

La prospérité croissante du marché des vins pétillants attire de nouveaux acteurs : le Sovetskoye Shampanoyske en Russie, le Prosecco en Italie et le « Babycham » (poiré pétillant) au Royaume-Uni. Ces nouveaux venus privilégient souvent la coupe, y compris (dans le cas de Babycham) dans leur stratégie publicitaire, afin de s’approprier l’image de marque du champagne, boisson de cérémonie aux connotations hédonistes. Afin de se démarquer, les maisons de champagne traditionnelles mettent alors l’accent sur la qualité œnologique au lieu de se contenter de cultiver leur image de « boisson festive ». À partir de la fin des années 1950, on reproche à la coupe de laisser bulles et arôme se dissiper trop vite. Et les critiques vinicoles se mettent à recommander le verre tulipe, dont s’inspirent maintenant les verres « officiels » de grandes maisons comme Bollinger. C’est aussi le cas de certains verriers comme Riedel. Le fond des verres de cette marque est souvent poinçonné au laser afin de faciliter l’ascension des « trains de bulles ».

Malgré ces attaques, la coupe conserve une image de luxe et d’hédonisme. C’est au cours des années 1970 que le mythe selon lequel la première coupe aurait été moulée sur le sein de Marie-Antoinette parvient au Royaume-Uni. Au début du xxie siècle, des verres sont moulés sur les seins des mannequins Claudia Schiffer (2008) et Kate Moss (2014). De telles créations visent moins à répondre aux attentes des véritables amateurs de champagne qu’à avoir un impact culturel, car la coupe reste un symbole de richesse dont l’apparence doit marquer les esprits. La forme évasée et peu profonde de la coupe de champagne sert parfois à illustrer les inégalités de richesse, où les 20 % de la couche supérieure possèdent 80 % des ressources mondiales tandis que les 80 % restants ne possèdent presque rien.

On voit donc que l’évolution des formes du verre à champagne découle aussi bien des mutations du goût en matière de variétés de champagne que de changements sociaux plus vastes, notamment en ce qui concerne les horaires de repas dans l’Europe du xixe siècle. Sous ses multiples déclinaisons, la flûte a gardé la préférence des consommateurs depuis près de trois cents ans. Si la coupe est présente dans tous les pays tout au long de cette période, ce n’est qu’au Royaume-Uni qu’elle parviendra à dominer le marché au xixe siècle. Plus récemment, le verre tulipe a gagné en popularité, car il permettrait de mieux apprécier l’arôme du vin qu’il contient.

Bibliographie

Burt, Vicky, « What’s the best glass for Champagne ? », Wine & Spirit Education Trust, 2019.

Champkin, Julian, « The Champagne Glass Effect », Significance, 11.

Harding, Graham, « The shape of luxury: three centuries of the champagne glass in British material culture », dans Steve Charters et al. (dir.), Routledge Handbook of Wine and Culture, Londres/New York, Routledge, 2022, p. 165-75.


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