1898 - Fachoda, le choc des impérialismes

Résumé

La crise de Fachoda (1898) oppose les puissances impériales britanniques et françaises à la fin du xixe siècle. Elle s’inscrit dans le nouveau cadre de relations internationales consécutif à la Conférence de Berlin (1884-1885) qui avait fixé les règles d’expansion européenne en Afrique. En France, cette crise diplomatique et militaire est abondamment relayée par une presse souvent plus nuancée que ne le laissent entendre certains journaux nationalistes.

 

Dès les années 1880, l’homme d’affaire Cecile Rhodes entend relier les possessions britanniques du Caire à l’Afrique du Sud. Punch, The Rohdes Colossus, 1892. Source : en.wikipedia.org
Le Petit Journal dénonce le retrait français de Fachoda comme une défaite humiliante face à la puissance impériale britannique. Le Petit Journal, 20 novembre 1898. Source : gallica.bnf.fr

Mise au point : Fachoda dans la course aux colonies (1898)

À partir des années 1880, les puissances européennes débutent une véritable course aux colonies sur le continent africain. Cette rivalité s’exerce d’abord sur le bassin du Congo où les Français menacent les ambitions britanniques et belges. En Afrique du Nord, les Français, déjà installés en Algérie, imposent un protectorat à la Tunisie en 1882. La même année, les troupes britanniques occupent durablement l’Égypte. Pour faire entrer son pays dans le jeu des puissances coloniales, le chancelier allemand Bismarck organise la Conférence de Berlin (15 novembre 1884 – 26 février 1885) qui fixe les règles de l’expansion européenne en Afrique. Désormais, les puissances impériales légitiment leurs possessions africaines dans le cadre d’accords internationaux. Pour faire reconnaître leurs zones d’influence, elles doivent occuper les territoires revendiqués et obtenir des autorités africaines la signature de traités attestant leur soumission politique. Ces nouvelles règles du jeu modifient les formes de l’expansion européenne en Afrique : aux grandes explorations lancées au cœur du continent sur des motifs scientifiques ou humanitaires (Savorgnan de Brazza, Stanley) succèdent de lourdes expéditions militaires, solidement équipées, dont l’objectif est d’imposer durablement la présence militaire européenne aux populations africaines.

Dans ce contexte, la région du Soudan devient l’enjeu de négociations intenses entre les puissances coloniales européennes. Au Sud, le roi des Belges, Léopold II, propriétaire de l’État indépendant du Congo, entend consolider ses frontières en accord avec la puissance britannique. À l’Est, la puissance coloniale Italienne est cantonnée à l’Érythrée après sa défaite face aux troupes du Negus d’Ethiopie, Menelik II, lors de la bataille d’Adoua (1er mars 1896). Au Nord, les Britanniques lancent une opération militaire en direction du Soudan, perdu en 1885 après la prise de Khartoum par le mouvement madhiste, (aussi appelés « Derviches » par les Européens) qui impose un émirat musulman au Soudan. Pour la Grande-Bretagne, l’enjeu est de taille : il s’agit non seulement de venger l’humiliation de Khartoum mais également d’imposer la présence anglaise en Afrique sur un vaste corridor reliant le Caire (Égypte) au Cap (Afrique du Sud) selon les vœux de Cecile Rhodes, homme d’affaire et chantre de l’impérialisme britannique en Afrique. Le général Kitchener, agissant officiellement en tant que sirdar (commandant) de l’armée égyptienne du khedive (vice-roi d’Egypte) conduit une opération de reconquête du Soudan qui se traduit victorieusement par la prise de Khartoum en 1898.

Les intentions françaises sont moins évidentes dans cette partie du continent africain. Certes, le projet d’une expansion coloniale française de Dakar à Djibouti apparaît comme le principal objectif de la mission Congo-Nil formée en 1896 par le commandant Marchand qui entend, selon ses propres mots, « frapper la croix anglaise » au Soudan. Mais pour le ministre français des Affaires Étrangères, Gabriel Hanotaux, cette mission permet surtout de faire pression sur la Grande-Bretagne pour obtenir d’elle la reconnaissance de nouveaux territoires français en Afrique. Le 10 juillet 1898, après deux années d’expéditions éprouvantes entre le bassin du Congo et le bassin du Nil, la mission Marchand atteint Fachoda, petite bourgade perdue sur le Haut-Nil. Les Français construisent un fort, affrontent les troupes madhistes au mois d’août et parviennent à imposer un traité de protectorat au grand Mek Abd-El-Fadil, chef des populations Chillouks qui occupent cette région du Haut-Nil. Le 19 septembre, les canonnières britanniques conduites par le général Kitchener arrivent en vue du Fort de Fachoda. Sans nouvelles de Paris, Marchand rencontre le général britannique et décide de s’en remettre aux décisions du Quai d’Orsay.

À Londres, Lord Salisbury (premier ministre et ministre des Affaires étrangères) est poussé à l’intransigeance par une presse gagnée aux intérêts impérialistes en Afrique mais prudent, il renonce en octobre à demander le retrait immédiat de la présence française à Fachoda. À Paris, le nouveau ministre des Affaires étrangères, Théophile Delcassé, comprend que le rapport de force militaire et diplomatique avec la Grande-Bretagne n’est pas en faveur de la France et demande à Marchand de se retirer à la fin du mois d’octobre. L’affaire fait grand bruit dans la presse française gagnée au même moment par les passions politiques de l’Affaire Dreyfus. Le retrait de Marchand est considéré comme une véritable humiliation par la presse nationaliste. Mais cet échec diplomatique des Français au Soudan est largement compensé dans les années suivantes par l’attitude bienveillante de la Grande-Bretagne vis-à-vis des ambitions françaises au Maroc dans le cadre de l’Entente cordiale (1904). Si les rivalités impériales existent bien en Afrique, elles trouvent le plus souvent un règlement pacifique sous la forme de négociations et de concessions entre puissances européennes. À la veille de la Première Guerre mondiale, ce mode de règlement international aboutit à l’occupation presque complète du continent africain à l’exception de l’Éthiopie et du Libéria.

Document : Georges Clemenceau, « Méditations sur Fachoda », L’Aurore, 25 octobre 1898

La querelle que nous a cherchée l'Angleterre n'est pas très glorieuse, et le ton provocant de ses journaux est l'indice de sentiments très unfriendly, pour employer le terme qui a joué un si grand rôle dans les discussions récentes. Ce n'est pas une raison pour nous départir du sang-froid. Tout au contraire. Nous sommes à Fachoda au même titre que l'Angleterre à Khartoum : par le droit de conquête. L'idée de revendiquer comme égyptiens les territoires du haut Nil peut être soutenue par tout le monde, excepté par l'Angleterre qui s'est, au mépris de sa doctrine actuelle, approprié la province Équatoriale. Comme le fait très bien remarquer M. Delcassé, « depuis ce temps, d'autres interventions se sont produites, à Lado*, notamment, sans soulever de contestations de la part du cabinet de Londres. La doctrine anglaise est donc insoutenable. Mais, en regard de la thèse de droit qui ne tient pas, il y a le fait brutal, dont il est impossible de ne pas tenir compte. Le fait brutal ? C'est que Marchand et ses hommes sont fort « en l'air » à Fachoda, et qu'ils se trouvent hors d'état de résister, le cas échéant, aux troupes que le Nil peut amener d'Omdurman. Le fait brutal, c'est que la France ne peut avoir la pensée de se lancer dans une guerre européenne pour la possession de quelques marécages africains, quand l'Allemand est campé à Metz et à Strasbourg. Le fait brutal, tout le monde semble être d'accord là-dessus, c'est que notre marine n'est pas en état de se mesurer avec la marine anglaise. […] Cette alerte passée, il serait temps de réfléchir. Proportionner ses entreprises à ses forces est pour chacun une règle salutaire. La force de la France consiste-t-elle dans la domination des faussaires ou dans une organisation sérieuse, efficace, de son armée de terre et de mer ?
Si l'on veut considérer de bonne foi les polémiques de ces derniers temps, on verra que les prétendus « détracteurs de l'armée** » n'ont fait que blâmer les abus de la puissance militaire, tandis que ceux qui s'intitulent les défenseurs de l'armée tendent à perpétuer dans le haut commandement les vices d'ignorance autoritaire à qui nous devons la France démembrée.
Pour la marine, le cas n'est pas moins clair. Des malheureux que je voudrais croire simplement dépourvus de raison déclarent que, si nous ne pouvons soutenir la guerre contre l'Angleterre, c'est à l'affaire Dreyfus qu'en remonte la cause. Voyez-vous ce pays qui ne peut se défendre qu'en violant toutes les lois pour maintenir un innocent au bagne à coups de faux ! Belle conception du patriotisme, n'est-ce pas ? Il n'est pas besoin d'être un très grand génie pour comprendre que quelques faux de moins et quelques torpilleurs de plus feraient assez bien notre affaire.

George Clemenceau.

*L’enclave de Lado au Soudan est convoitée par l’État indépendant du Congo (Léopold II) qui s’y installe en 1891 avec l’accord de la Grande-Bretagne qui y voyait un moyen de contrer les ambitions françaises dans la région.
** Les antidreyfusards

Éclairages : Georges Clemenceau et la crise de Fachoda

Cet extrait des « méditations sur Fachoda » publiés dans l’Aurore par Georges Clémenceau permet de nuancer l’idée d’une presse française unanimement nationaliste, revancharde et belliqueuse. Si certains journaux (La Patrie, L’Intransigeant, Le Petit Journal) appellent à un sursaut armé contre la Grande-Bretagne et dénoncent vivement l’humiliation subie par la France, une grande partie de la presse française reste plus modérée et réclame un règlement pacifique. Des journaux de tendance aussi diverses que Le Temps (proche du gouvernement), le Journal des Débats (républicains conservateurs) ou la Petite République (journal socialiste de Jean Jaurès) défendent ainsi le principe d’une négociation ferme mais lucide avec Londres; Dans son numéro du 25 octobre 1898, l’Aurore publie un article de Georges Clemenceau lui même partisan du « sang-froid » face aux revendications britanniques à Fachoda.

Pour justifier une telle position, le tribun radical rappelle que les droits français n’ont pas été bafoués à Fachoda et que Français et Anglais ne sont pas au Soudan en vertu du droit international mais par le « droit de conquête » qui conduit les armées coloniales européennes à occuper les territoires africains après la Conférence de Berlin. En rappelant que la force l’emporte sur le droit dans la course européennes aux colonies, Georges Clemenceau signale son opposition à l’expansion coloniale menée par la Troisième République depuis les années 1880. Il utilise pour cela un argument récurrent contre les interventions militaires françaises en Afrique et en Asie accusées d’affaiblir la défense française face à l’Allemagne (« se lancer dans une guerre européenne pour la possession de quelques marécages africains, quand l'Allemand est campé à Metz et à Strasbourg »). En revanche, il ne témoigne pas de son opposition humaniste à la colonisation comme il l’avait fait en 1881 lorsqu’il avait dénoncé l’argument des « races inférieures » avancé par Jules Ferry pour justifier le « devoir de civilisation » de la France en Afrique. Il faut dire qu’entre temps une grande partie de la presse française et de la classe politique s’est ralliée aux vertus de la colonisation sous l’effet de la propagande active du « Parti colonial », un groupe influent de députés, savants et militaires qui militent activement en faveur de l’expansion coloniale française. En 1898, la dénonciation humaniste de la colonisation ne trouve plus autant d’écho parmi l’électorat socialiste et radical auquel s’adresse Georges Clémenceau.

A l’automne 1898, c’est une autre crise politique qui occupe la classe politique, les journaux et l’opinion publique : l’Affaire Dreyfus qui oppose les partisans de l’Armée et de l’honneur national aux défenseurs de la Justice et des droits de l’homme. Engagé dans la défense du capitaine Dreyfus, Georges Clemenceau est alors une des principales figures du parti dreyfusard. C’est dans son journal, l’Aurore, qu’est publié le 13 janvier 1898 le célèbre « J’accuse » d’Émile Zola. Dans ces « méditations sur Fachoda », le journaliste rejoue les divisions de l’Affaire Dreyfus : les chefs militaires antidreyfusards sont accusés d’incompétence militaire (ils ont perdu la Guerre de 1870) et de mensonges (ils ont accusé à tort le capitaine Dreyfus) pour s’être lancé dans une entreprise coloniale hasardeuse au Soudan (« ceux qui s'intitulent les défenseurs de l'armée tendent à perpétuer dans le haut commandement les vices d'ignorance autoritaire à qui nous devons la France démembrée »).

Bibliographie

Amaury, Lorin, "La Conférence de Berlin (1884-1885) : quel avenir pour l'Afrique?", Questions internationales (La Documentation française), n° 107-108, mai-août 2021, p. 163-169.

Chanet, Jean-François, Clemenceau. Dans le chaudron des passions républicaines, Paris, Gallimard, 2021.

Michel, Marc, Fachoda. Guerre sur le Nil, Paris, Larousse, 2010.

Surun, Isabelle, « La conférence de Berlin et le partage de l’Afrique », dans Anne Volvey Yveline Dévérin, Myriam Houssay-Holzschuh, Estienne Rodary, Isabelle Surun, Karine Bennafla (dir.), L’Afrique, Paris, Atlande, 2005, p. 59-64.


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