La situation géopolitique du Danemark au xviiie siècle
En dépit de la remarquable étendue géographique de sa domination (le roi de Danemark règne alors sur la Norvège, les îles Féroé, l’Islande, le Groenland, le comté d’Oldenbourg et une partie des duchés de Schleswig et de Holstein), la couronne danoise reste une puissance secondaire en Europe et dans le Nord, à la différence de la Suède et de la Russie. Les trois monarchies font alors montre d’une profonde rivalité. Toutefois le Danemark compte parmi les puissances maritimes de l’Europe au xviiie siècle. Le contrôle du détroit du Sund lui accorde d’importants revenus. Ses ouvertures maritimes en Baltique, en mer du Nord et dans l’océan Atlantique sont l’occasion de développer un solide dynamisme commercial : compagnies de commerce en Asie et dans les Antilles, exportation de céréales, de poissons, de bois, de minerais, etc. Le royaume s’appuie sur un réseau consulaire particulièrement développé sur le continent européen : des représentants de la couronne s’investissent dans les grandes places commerciales pour y défendre les intérêts des négociants danois. En outre, l’importance de la marine danoise entre en ligne de compte dans les rapports diplomatiques entretenus avec les autres puissances. Les affrontements maritimes entre l’Angleterre et la France pendant la guerre de Sept Ans apparaissent comme une réelle menace pour les intérêts commerciaux du Danemark, qui cherche néanmoins à profiter des circonstances en cherchant à ne pas froisser les deux cours. Les deux puissances ennemies convoitent d’ailleurs l’alliance de Copenhague. De son côté, le Danemark fait le choix de l’équilibre, optant pour une neutralité pragmatique susceptible d’assurer la liberté de son commerce et la liberté de sa navigation.
La France au Danemark : traités d’alliance et « système du Nord » au risque de la neutralité nordique
De premiers traités d’alliance ont été signés sous le règne de Louis XIV, en 1663 et en 1682. Au xviiie siècle, l’un des principaux intérêts de la France est la préservation la paix dans l’espace baltique et en Allemagne du Nord. En mars 1742, un traité d’alliance et de subsides est signé entre Versailles et Copenhague. La France s’engage à fournir un secours pécuniaire au Danemark et dispose un soutien mutuel en cas d’agression. Le renforcement de cette alliance est le principal objectif de l’ambassade de Jean-François Ogier (1703-1775), ancien magistrat parisien nommé par Louis XV pour être le représentant, à la cour de Frédéric V de Danemark (1726-1766), des intérêts français. En janvier 1754, un renouvellement du traité de 1742 est signé, en vue du maintien de la paix dans le Nord et dans l’Empire. Les intérêts commerciaux occupent une place essentielle dans les relations franco-danoises. En août 1742, un traité de commerce et de navigation accorde d’importants privilèges : exemption de taxes, liberté de circulation, assistance mutuelle face aux corsaires anglais, etc. Le contexte de la guerre de Sept Ans renforce les besoins français en marchandises provenant du Nord. Ogier négocie plusieurs conventions pour les fournitures de la marine. En octobre 1758, une convention sur le commerce des viandes salées est signée, mais finit par être suspendue, en février 1761. En juin 1759, l’ambassadeur négocie une commande de canons, finalement annulée par Versailles. L’échec ou la suspension de ces projets de commerce sont liés à un changement de perspective à Versailles, mais aussi à la résistance des commerçants danois, caractérisés par leur pusillanimité à l’égard de la pression britannique.
L’alliance franco-danoise se fonde aussi sur l’établissement d’un « système du Nord », fondé sur la réconciliation entre le Danemark et la Suède. Il s’agit de faire face aux pressions de la Russie et de la Grande-Bretagne dans le Nord et de maintenir la liberté des royaumes scandinaves. Un tel système, promu par le ministre danois Schulin (1694-1750), est avantageux pour Copenhague. Sans remettre en question son affirmation de neutralité, la couronne danoise fait le choix de ne pas se cantonner à un isolement géopolitique. L’alliance dano-suédoise est néanmoins complexe à mener en raison des vieilles inimitiés entre les deux pays. Le traité de Copenhague (1750), signé avec l’arbitrage de Versailles, reste une réconciliation sur le papier. En juillet 1756, une convention garantissant la neutralité du Danemark et de la Suède prévoit l’armement d’une flotte commune en Baltique qui, après plusieurs tentatives, s’avère être un échec en raison des divergences de vues entre les deux couronnes.
La question de la neutralité danoise pose une difficulté quant au respect des engagements du traité de 1754. Copenhague tergiverse sur son implication militaire dans la guerre de Sept Ans, en dépit des pressions récurrentes de Versailles. Le président Ogier est régulièrement invité à insister sur une participation du Danemark au conflit en Allemagne du Nord – le roi de Danemark, en qualité de prince d’Empire, est censé fournir un contingent. À l’issue de la guerre, les relations sont globalement tendues. Le baron Bernstorff défend une stricte neutralité dont l’objectif est la protection des territoires de la couronne danoise et l’éloignement de toute guerre menaçante pour leur sécurité et pour le bien de leur population. De son côté, la France tarde à payer les échéances des subsides, s’attirant les plaintes du ministère danois. L’obstination du ministre dans cette perspective géopolitique, le rapprochement progressif du Danemark avec la Russie et les retards accumulés pour le paiement des subsides ont peu à peu refroidi l’amitié franco-danoise. En avril 1766, le duc de Choiseul (1719-1785) opte pour un changement de politique : l’amitié entre les deux pays est préservée mais la dynamique des subsides est abandonnée.
La diplomatie culturelle du président Ogier
Les transferts culturels associés aux relations diplomatiques ont joué une part importante au cours de la mission d’Ogier, ambassadeur du goût français à Copenhague. Collectionneur et amateur de sciences naturelles et de porcelaines, Ogier œuvre au rayonnement de l’art et de la culture français au sein des élites danoises. Le règne de Frédéric V (1746-1766) illustre une profonde influence culturelle de la France, sous l’égide du ministre Bernstorff et du grand maréchal de la cour Adam Gottlob Moltke (1710-1792). Les échanges de présents princiers sont l’occasion pour Ogier d’offrir des vins de Bourgogne et de Champagne ou des tapisseries des Gobelins. Il passe aussi de nombreuses commandes à Paris pour des présents de porcelaine de Vincennes et de Sèvres au roi Frédéric et à ses ministres. De son côté, le Danemark envoie à Versailles des faucons pour les chasses royales et des chevaux du Jutland et du Holstein. Ogier soutient activement l’activité des artistes français au Danemark, tel l’architecte Nicolas-Henri Jardin (1720-1799) qui entreprend de commencer les travaux de l’église Marmorkirken à Copenhague, ou encore le sculpteur Jacques Saly (1717-1776), chargé d’édifier la statue équestre de Frédéric V sur la place d’Amalienborg. L’ambassadeur et son épouse travaillent enfin à diffuser auprès de leurs amis intellectuels français la littérature nordique, à l’instar des ouvrages du missionnaire Poul Egede (1708-1789) et de Paul-Henri Mallet (1730-1807), analyste de la mythologie vieille-norroise. Le président Ogier a su animer avec succès la diplomatie culturelle de la France au Danemark et conforter une présence durable de l’influence de son pays dans le royaume scandinave.
En dépit des efforts du président Ogier, l’alliance franco-danoise s’est avérée bien fragile, du fait de l’affirmation répétée de la neutralité de Copenhague et de l’échec relatif des négociations commerciales engagées par Versailles. En 1766, Choiseul constate l’échec de cette alliance et fait le choix d’une amitié purement passive avec le Danemark.
Barthélemy, Édouard de, Histoire des relations de la France et du Danemark sous le ministère du comte de Bernstorff, 1751-1770, København, J. Jørgensen, 1887.
Schnakenbourg, Éric, La France, le Nord et l’Europe au début du xviiie siècle, Paris, Honoré Champion, 2008.
–, « Contraintes de guerre et non-belligérance : la France et la neutralité danoise au début de la guerre de Sept Ans », dans Guy Saupin, Éric Schnakenbourg (dir.), Expériences de la guerre et pratiques de la paix de l’Antiquité au xxe siècle, Rennes, PUR, 2013, p. 135-147.
Jespersen Knud, Feldbæk Ole, Revanche og neutralitet (1648-1814), t. II. Dansk udenrigspolitiks historie, København, Danmarks nationalleksikon, 2002.