Les ayahs dans l’Inde britannique

Résumé

Dans l’Inde coloniale, et plus particulièrement dans les familles européennes, on appelle ayahs certaines domestiques indigènes, qu’elles soient nourrices ou, plus généralement, chargées de s’occuper des enfants. Le terme apparaît assez tardivement, il commence à circuler avec l’instauration du Raj dans la seconde moitié du xixe siècle et l’installation des fonctionnaires britanniques en Inde. Mais dès le xviiie siècle, de nombreux témoignages soulignent le rôle de ces ayahs dans l’éducation des enfants d’Européens en poste dans le sous-continent. Les mères de famille britanniques, les memsahibs, comme on les appelle, s’en remettent largement à ces servantes indiennes pour élever leurs enfants. En réalité, les tâches qui incombent aux ayahs dépassent largement celles de bonnes d’enfants. Elles sont bien souvent au service de la maîtresse de maison et jouent un rôle crucial à l’époque impériale, que ce soit dans les colonies ou en métropole.

« Enfants de colons avec leurs ayahs », années 1880. Auteur inconnu
« Enfants de colons avec leurs ayahs », années 1880. Auteur inconnu. Source : Columbia edu.
Johan Zoffany (1733-1810), « Le colonel Blair avec sa famille et une ayah indienne », 1786. ©
Johan Zoffany (1733-1810), « Le colonel Blair avec sa famille et une ayah indienne », 1786. © Tate.
Joshua Reynolds, « Les enfants d’Edward Holden Cruttenden », 1759.
Joshua Reynolds, « Les enfants d’Edward Holden Cruttenden », 1759. Source : World History Commons.

La vie familiale dans les colonies : l’ayah au sein du foyer européen

De nos jours, on utilise fréquemment le terme d’ayah pour désigner les femmes chargées de prendre soin des enfants et les personnes âgées en Inde, que ce soit à domicile ou à l’hôpital. Mais l’apparition de ce mot date de l’arrivée des Européens dans le sous-continent. Il renvoie à un passé complexe où le métissage s’entremêle aux hiérarchies de classe et de genre. Au début du xviiie siècle la plupart des femmes domestiques au service des employés des compagnies néerlandaise et britannique des Indes orientales ne sont pas d’origine indienne, même si l’essentiel des activités commerciales et administratives des Britanniques se déroule au Bengale. Certaines sont d’anciennes esclaves originaires du pourtour de l’océan Indien. Une fois affranchies, elles s’intègrent dans les communautés chrétiennes ou portugaises des comptoirs européens, où elles se louent comme domestiques. Cela pourrait expliquer l’usage du terme ayah, dérivé du portugais aia (qui signifie mère, préceptrice ou gouvernante), pour désigner les servantes dans des familles anglaises installées en Inde.

À l’époque coloniale, les ayahs constituent une main-d’œuvre déracinée. La plupart quittent la campagne pour travailler chez des Européens, voire de riches Indiens, établis dans de grandes villes comme Calcutta, Lucknow et Kanpur. Elles affrontent parfois les « eaux noires » (Kala Pani) pour s’embarquer vers l’étranger et travailler sous contrat comme coolies, ou comme personnel de bord. D’autres sont embauchées par des familles britanniques ou indiennes voyageant entre l’Inde et la métropole. Elles sont chargées de s’occuper des enfants et des bagages pendant la traversée, à l’aller et au retour, tout en étant au service de la mère de famille. Non seulement on attend des ayahs qu’elles soient de bonnes éducatrices, fiables et d’une hygiène irréprochable, mais elles sont également censées être de bonnes infirmières et des matelots accomplis.

Les archives coloniales montrent que les premières ayahs sont souvent de sang mêlé. De père européen et de mère indienne, elles sont élevées dans le foyer où elles sont nées et destinées à devenir domestiques. Métisses ou d’ascendance européenne, elles sont chrétiennes. Par la suite, la plupart des ayahs seront de religion hindoue ou musulmane. De nombreux documents soulignent l’importance qu’elles accordent à leur statut de caste et aux traditions, qui sont autant de marqueurs de respectabilité sociale.

Représentations de l’ayah

Appartenant à une catégorie professionnelle peu nombreuse, mais d’importance capitale, les ayahs apparaissent dans de nombreuses sources écrites ou iconographiques, d’abord dans les tableaux de peintres célèbres représentant l’entourage de dignitaires européens et britanniques nommés aux Indes (ill. 2 et 3). Bien souvent, leurs représentations picturales (tableaux, photographies, cartes postales et illustrations) rendent fidèlement compte de leur apparence physique tout en créant des personnages désexualisés à l’altérité exotique. Il est vrai que l’ayah occupe une place particulière dans l’imaginaire impérial et colonial. À travers leur correspondance, leurs journaux intimes, leurs récits de vie ou la fiction, les enfants britanniques ayant grandi aux Indes cultivent le souvenir de ces servantes indigènes qui les ont nourris et lavés, qui ont partagé leurs jeux, qui leur ont raconté des histoires et chanté des berceuses pour les aider à s’endormir. Ces souvenirs empreints de mièvrerie et l’iconographie, qui souligne et esthétise la différence irréductible des ayahs, sont très éloignés de la réalité crue de leur quotidien. L’ayah est souvent en butte au mépris, aux réprimandes et aux accès de colère de ses employeurs. Dans les brochures du gouvernement comme dans les ouvrages didactiques ou la littérature médicale, on déplore sa paresse, son manque d’efficacité et d’hygiène ainsi que sa dépravation.

Les livres de comptes, les testaments et les documents officiels fournissent de nombreux renseignements sur la rémunération des ayahs et les biens dont elles héritaient, tandis qu’il est possible de reconstituer leurs déplacements à l’étranger grâce aux demandes de passeport et aux listes de passagers des compagnies maritimes. On peut enfin consulter les dépositions faites par des ayahs elles-mêmes à l’occasion de comparutions en justice. Même si celles-ci sont beaucoup moins nombreuses que les employés de maison masculins (une femme domestique pour six hommes), leurs gages sont plus élevés que la moyenne (de 6 à 12 roupies par mois, alors que les domestiques masculins les mieux payés, comme les majordomes et les intendants, gagnent entre 10 et 12 roupies). Le niveau relativement élevé de rémunération des ayahs, quelle que soit leur caste, montre l’importance que l’on accorde au personnel chargé de l’éducation des enfants. Il reflète aussi les relations étroites qu’elles entretiennent avec leurs employeurs, leurs talents de négociatrices et le rôle essentiel qu’elles jouent au sein du foyer.

L’ayah, une figure intime et étrangère à la fois, mais pleine de ressources

Tout en étant marginalisée, l’ayah occupe une place centrale dans la famille anglo-indienne. C’est une figure d’altérité au cœur de l’intime. Par ses fonctions, elle connaît en effet de nombreux détails de la vie privée de ses employeurs. On a beau lui reprocher son ignorance, la présenter comme un être crasseux, rusé et sournois, ou encore une opiomane droguant les enfants de la nursery, cette nourrice indigène demeure « le personnage clé de la nursery anglo-indienne, c’est bien souvent sur ses seules épaules que reposent la santé et le bonheur futurs de l’enfant anglais qui lui est confié » (Kingscote, 1893). Les représentations négatives dont elle est l’objet suggèrent en creux que l’ayah, loin de subir passivement son oppression et son invisibilisation, sait s’affirmer avec force face au pouvoir colonial. Comme les autres domestiques indiens, sa proximité avec les Européens lui offre de nombreuses occasions de faire preuve d’insubordination, de se livrer à des détériorations volontaires ou de gruger ses employeurs. Ces actes quotidiens de résistance peuvent prendre diverses formes : absence de zèle dans l’exécution des ordres, chapardage, manque d’hygiène. Dans les cas extrêmes, cela peut aller jusqu’à administrer subrepticement de l’opium aux enfants pour les calmer, avec parfois des conséquences fatales. Il arrive aussi que l’ayah, lorsqu’elle accompagne ses employeurs à l’étranger, profite de la situation pour porter plainte contre eux. C’est le cas, à l’occasion d’un voyage en Nouvelle-Galles du Sud (Australie) en 1818, de Thomasee et de 18 autres domestiques au service de la famille Browne. En 1831, une autre ayah, Jaunee Beebee, attaque ses employeurs en justice pour séquestration, mauvais traitements et refus de lui payer son voyage de retour en Inde. Comme on peut le constater, en Inde comme à l’étranger, les ayahs prennent des initiatives pour se sortir de passes difficiles. Le fait de travailler pour des Européens, surtout quand elles accompagnent leurs employeurs à l’étranger, leur permet de tirer profit d’une situation particulière. Cela se traduit surtout par une rémunération plus élevée que la moyenne et des avantages supplémentaires, mais c’est aussi un moyen d’échapper aux pesanteurs du patriarcat, des normes socio-culturelles et des hiérarchies familiales en vigueur dans leur pays d’origine.

La condition des ayahs et d’autres domestiques indiennes est un excellent révélateur des rapports entre colons et colonisés, caractérisés par des différences raciales et culturelles auxquelles s’ajoutent des clivages de classe et de genre. Pour les Britanniques, l’emploi d’une ayah permet de se soustraire aux contingences matérielles de la vie quotidienne, ce qui renforce la « respectabilité » de l’Empire. Mais le rôle des ayahs ne se résume pas à celui de simples instruments d’une communication impériale exaltant la nation et les hiérarchies raciales. Naviguant entre deux univers socio-économiques, elles sortent du cadre auquel la géopolitique les assigne. Grâce à la place qu’elles occupent dans les domesticités transnationales, elles sont constamment en première ligne dans la redéfinition des rapports interraciaux au sein de l’Empire.

Bibliographie

Chakraborty, Satyasikha, « From Bibis to Ayahs : Sexual Labour, Domestic Labour, and the Moral Politics of Empire », dans Nitin Sinha, Nitin Varma (dir.), Servants’ Pasts : Eighteenth to Twentieth Century South Asia, New Delhi, Orient Blackswan, 2019, p. 41-72.

Kingscote, Georgiana, The English Baby in India and How to Rear It, Londres, J. et A. Churchill, 1893.

Robinson, Olivia, « Travelling Ayahs of the Nineteenth and Twentieth Centuries : Global Networks and Mobilization of Agency », History Workshop Journal, vol. 86, automne 2018, p. 44-66.

Varma, Nitin, « The Many Lives of Ayah : Life Trajectories of Female Servants in Early Nineteenth-Century India », dans Nitin Sinha, Nitin Varma (dir.), Servants’ Pasts : Eighteenth to Twentieth Century South Asia, New Delhi, Orient Blackswan, 2019, p. 73-108.

Visram, Rozina, Ayahs, Lascars and Princes : The Stories of Indians in Britain, 1700-1917, Londres, Pluto Press, 1986.


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