Les réseaux de correspondance de Jean-François Séguier

Résumé

Globalement bien conservée, bien que réduite aux seules lettres savantes, la correspondance du nîmois Jean-François Séguier (1703-1784), en cours d’édition, permet de mieux appréhender le monde de la sociabilité et des échanges savants tant à l’échelle européenne – notamment entre la France et l’Italie – qu’à celle des académies provinciales. Elle amène, entre autres questionnements, à interroger les complexes interactions entre érudition et sciences, à une époque où celles-ci tendent à gagner en autonomie et à se spécialiser.

Les correspondants de Jean-François Séguier (1728-1755/1756-1783). Carte de F. Pugnièr
Les correspondants de Jean-François Séguier (1728-1755/1756-1783). Carte de F. Pugnière.
Portrait de Jean-François Séguier, par Pierre-Martin Barat, pastel sur vélin (sd).
Portrait de Jean-François Séguier, par Pierre-Martin Barat, pastel sur vélin (sd). Musée d’histoire naturelle de Nîmes. Cliché D. Stokic [avec l’accord du musée].

Né à Nîmes en 1703, Jean-François Séguier, fils d’un magistrat, étudie le droit à Montpellier, où il suit en même temps les démonstrations du jardin des plantes. Il se passionne également depuis son adolescence pour la numismatique et les inscriptions.

Ses premiers échanges savants connus remontent à 1728, date à laquelle il entre en correspondance avec le jésuite numismate Alexandre-Xavier Panel (1699-1764) et surtout avec le baron Joseph de Bimard de La Bastie-Monsaléon (1703-1742) qui lui permet d’élargir son réseau naissant à des personnalités importantes du monde antiquaire, telles que le président Jean Bouhier de Savigny (1673-1746), collectionneur et historien, ou l’intendant de Provence, Cardin Lebret de Flacourt (1675-1734), fastueux collectionneur d’antiques et de médailles.

Dans l’ombre du maître : les années Maffei

Sa rencontre avec l’Italien Scipione Francesco Maffei (1675-1755), homme de lettres et antiquaire de premier plan, en octobre 1732, bouleverse cependant son existence : Séguier s’attache à lui en tant qu’aiutante di studio et le suit dans ses pérégrinations savantes, séjournant d’abord à Paris (1733-mai 1736), puis à Londres (mai-juin 1736), Vienne et Venise, avant de s’installer à Vérone en décembre 1736. Il y demeure jusqu’à la mort de Maffei en 1755, voyageant à maintes reprises en Piémont et en Vénétie, mais aussi en Toscane et à Rome.

Cette période s’avère particulièrement faste et active dans l’existence de Séguier, marquée à la fois par la parution de ses principaux travaux de botanique et d’astronomie (Biblioteca Botanica, 1740 ; Osservazioni della cometa, 1744 ; Plantae Veronenses, 1745), par la réalisation de la majeure partie de son recueil général d’inscriptions (L’Index absolutissimus) ou par la constitution du noyau dur de son herbier et de ses collections (minéraux, fossiles).

Jouissant des ressources du Palazzo Maffei, puis du Museo Maffeiano à partir de 1738, il bénéficie d’un climat intellectuel stimulant qui favorise les rencontres et les opportunités. La réputation de sa correspondance « étrangère », notamment celle qu’il entretient avec la France, avec la Suisse ou le Saint-Empire (par l’entremise du philologue Carl-Julius Schlaeger), fait de lui un intermédiaire de choix et un véritable « passeur » pour les milieux savants d’Italie du Nord. Il maîtrise en effet parfaitement l’art « d’obliger » et se sert habilement des « nouvelles littéraires » (notamment avec Carl Linné), tout autant que du fruit de ses herborisations et des spécimens extraits des gisements fossilifères du Monte Bolca, qu’il diffuse largement en Europe.

Le réseau de correspondance de Séguier, peu avant son retour en France, s’il compte 108 noms, s’articule toutefois autour d’un nombre relativement limité de liens forts : le naturaliste René Ferchault de Réaumur à Paris, les médecins Giovanni Bianchi à Rimini et Carlo Allione à Turin, Carl Julius Schlaeger à Gotha, pour ne citer que les principaux.

Séguier reste toutefois en partie tributaire du vaste tissu relationnel noué par Maffei, sauf peut-être dans le domaine de la botanique ou de l’astronomie – hors du champ de compétence du marquis – où il peut s’affirmer de manière plus autonome. Il doit également compter avec la gestion périlleuse des inimitiés savantes accumulées par son protecteur, notamment avec Voltaire, Ludovico Muratori, Anton Francesco Gori ou avec le cardinal Domenico Silvio Passionei.

Échanger, s’affirmer : une paisible gestion de la renommée

À la mort de Maffei, Séguier décide de s’installer à Nîmes, où il transporte ses collections qui acquièrent rapidement une solide renommée, au point d’attirer un flot incessant de visiteurs. Casanova, de passage en 1769, est impressionné : il y voit, non sans emphase, un raccourci des « merveilles de la nature ». Soucieux de mettre en valeur et de pérenniser ce précieux instrument de travail, Séguier fait d’ailleurs construire en 1772 un hôtel conçu pour accueillir son cabinet et sa bibliothèque. Devenu secrétaire perpétuel de l’Académie royale de Nîmes, il s’impose très tôt en tant que figure incontournable de la vie intellectuelle locale, contribuant à la restauration des antiques dans une cité devenue une étape incontournable du Grand Tour.

Pour Séguier, quelque peu excentré en regard des centres dominants du savoir, la correspondance joue plus que jamais un rôle majeur dans la circulation des idées et dans la recherche de l’information et des objets (spécimens, médailles, copies d’inscription, livres). Elle contribue – tout autant que les visites – à entretenir une réputation flatteuse qui repose à cette date sur la conjonction d’un savoir botanique encyclopédique et d’une maîtrise inégalable des données et des méthodes dans le domaine de l’épigraphie, peu commune en France.

Sans que l’on puisse parler de rupture avec les années véronaises, le réseau épistolaire de Séguier connaît cependant dès son retour une forte recomposition, marquée notamment par la rapide marginalisation des échanges avec l’Italie du Nord (à peine 10 % du nombre des correspondants, au lieu de 36 % en 1755). Les trois quarts des correspondances concernent désormais l’intérieur du royaume.

Une analyse sociologique des lettres reçues révèle de surcroît un ancrage croissant de ses relations dans les cités méridionales, notamment Montpellier, où il entretient des liens durables avec les médecins Antoine Gouan et Pierre-Joseph Amoreux, Toulouse, Aix et Marseille, mettant en évidence le rôle clé joué par la sociabilité savante académique, comme Daniel Roche l’a mis en évidence. Le poids de la capitale reste important, mais il ne s’agit jamais d’échanges réguliers (à l’exception de ceux qu’il entretient avec le numismate Joseph Pellerin), même après l’élection de Séguier en 1772 en tant qu’associé libre à l’Académie des inscriptions. Les ecclésiastiques sont enfin très représentés, avec 17 % du total, mais en dehors de l’évêque d’Agde, des abbés Papon, de Saint-Véran (à la tête de la bibliothèque Inguimbertine à Carpentras), ou du Théatin Paciaudi (Rome-Naples), figures éminentes du monde savant, il s’agit d’échanges marginaux et ponctuels.

La correspondance de Jean-François Séguier, dans l’état où elle nous est parvenue, est avant tout une construction destinée à étayer l’activité savante, au sein de laquelle se mêlent étroitement utilités et affinités. Elle participe autant à la circulation des idées et des références, qu’à la diffusion de ses propres hypothèses, toujours étayées par d’abondantes et précises références livresques.

Ce réseau de correspondance se rattache ainsi largement dans ses structures et son fonctionnement à l’héritage de l’humanisme savant des xvie et xviiesiècles, sans pour autant ignorer la modernité scientifique, dont Séguier adopte volontiers les méthodes, les usages et les pratiques, mais rarement la philosophie tant il se détache des systèmes. Il emploie notamment de façon marginale les dénominations linnéennes en tant que méthode d’identification, concurremment aux systèmes antérieurs, sans pour autant adhérer aux conceptions mécanico-théologiques du savant d’Uppsala. Séguier, marqué en profondeur par l’héritage de Maffei, se revendiquant du cattolicesimo illuminato, s’avère de manière générale assez réservé à l’égard de ce qu’il nomme la « philosophie moderne ».

Les réseaux de correspondants de Séguier peuvent ainsi apparaître quelque peu « archaïques » dans le paysage intellectuel des Lumières, encore trop perçu à travers le prisme des grands noms de l’histoire des sciences. Cette figure du monde savant représente pourtant bien la « dignité épistémologique » de l’érudition (F. Waquet), souvent caricaturée par la philosophie triomphante dans la seconde moitié du xviiiesiècle. Modernité et tradition sont ainsi difficilement démêlables chez Séguier et caractérisent bien la « culture de réconciliation » (D. Roche) propre aux milieux académiques provinciaux, dont il incarne d’une certaine manière les paradigmes dominants.

Bibliographie

Chapron, Emmanuelle, L’Europe à Nîmes : les carnets de Jean-François Séguier (1732-1784), Avignon, Barthélemy, 2008.

Chapron, Emmanuelle, Pugnière, François (dir.), Écriture épistolaire et production des savoirs au xviiie siècle, Paris, Classiques Garnier, 2019.

Roche, Daniel, Le siècle des Lumières en province. Académie et académiciens provinciaux. 1680-1789, Paris, Éditions de EHESS, 1989, 2 vol.


Source URL: https://ehne.fr/encyclopedie/thématiques/de-l’humanisme-aux-lumières/réseaux-et-sociabilités-européennes/les-réseaux-de-correspondance-de-jean-françois-séguier