Pour une approche déductive de l’histoire de la civilisation industrielle
Étroitement liée à une prise de conscience du déclin industriel et de la disparition de pans entiers des activités humaines, l’archéologie industrielle a pour objectif l’étude et la valorisation des artefacts issus de la civilisation industrielle à travers la collecte d’informations orales, écrites, iconographiques, archéologiques. Elle recouvre un raisonnement théorique consistant à appliquer une méthode déductive afin de restituer l’histoire d’une civilisation à partir d’objets matériels et immatériels : mémoire, savoir-faire, gestes techniques. Elle requiert une enquête de terrain afin de partir du présent et des vestiges en place pour dénouer l’écheveau et reconstituer le fil d’une histoire ancrée dans le passé. L’archéologie industrielle se fonde donc sur une méthode d’investigation – étudier un objet d’étude naissant – et sur un patrimoine dont on mesure l’importance à partir de la seconde moitié du xxe siècle. Témoignage d’une réalité historique de l’activité économique européenne, il montre que celle-ci s’inscrit dans la longue durée et des espaces régionaux, mais aussi dans celui des États-nations. En effet longtemps considérées comme une barrière, les frontières apparaissent davantage comme un facteur de dynamisme économique, d’échanges de marchandises, de savoirs techniques et d’influences mutuelles. Parmi ces « régions motrices » transfrontalières, citons notamment Maastricht-Liège-Verviers-Aix-la-Chapelle-Ruhr ; le Nord français et le Hainaut belge ; Sarre-Lorraine Luxembourg. Ces bassins industriels d’Europe continentale du Nord-Ouest se développent autour de ressources humaines et naturelles abondantes à partir desquelles les entreprises ont su organiser des territoires socioéconomiques, éducatifs et culturels structurés.
Par l’étude de ces traces matérielles, l’archéologie industrielle s’est ouverte aux sciences sociales telles que l’anthropologie, l’ethnologie, puis la sociologie, l’économie ou encore la géographie. Elle a également nourri l’histoire des techniques et du travail mais aussi l’histoire matérielle dont l’École des Annales a promu l’étude. Trois décennies et les chocs pétroliers des années 1970 seront néanmoins nécessaires pour que le patrimoine industriel soit en Europe, mais de manière inégale, au cœur des politiques culturelles patrimoniales.
Quelques initiatives régionales, nationales ou transfrontalières dont les Routes européennes du patrimoine industriel montrent combien l’objet participe d’une identité européenne partagée, malgré les spécificités territoriales. Le patrimoine industriel du Vieux Continent se laisse ainsi découvrir à travers des usines désaffectées, bien souvent vidées de leurs machines. La reconversion patrimoniale apparaît alors comme garante de sa préservation : depuis le début du xxie siècle, elle s’exerce à travers des programmations variées dont la qualité des lieux et l’intégrité historique et technique sont tout aussi variables. L’Europe productive révèle certains de ses joyaux industriels passés comme de nouveaux territoires, des espaces redynamisés, dédiés à des activités tertiaires et/ou culturelles : le Lingotto à Turin, le port marchand à Liverpool, le quartier des entrepôts à Hambourg, Euratechnologies à Lille, ou encore Belval au Luxembourg.
L’émergence d’un champ, ses contours et ses acteurs en Europe
L’archéologie industrielle puise ses origines au Royaume-Uni dès le milieu des années 1950 avec les travaux précurseurs de Mickael Rix (université de Birmingham) et de Kenneth Hudson (université de Bath) à l’origine du Journal of Industrial Archaeology, édité à partir de 1964. Avec comme socle économique le triangle industriel du Nord Pas-de-Calais-Wallonie-Ruhr-Sarre-Lorraine et Luxembourg, la Communauté économique européenne initie parallèlement une stratégie de reconversion sur l’ensemble de ces territoires industriels en déclin. Ce premier élan portait d’abord sur la démolition des installations abandonnées et sur la requalification de la main-d’œuvre. Sans succès, cette politique de la table rase voit la multiplication des friches industrielles. Puis, entre 1975 et 1985, le dynamisme intellectuel de l’archéologie industrielle permet d’inscrire durablement cet héritage comme partie intégrante de l’identité des régions industrielles. Plusieurs colloques sont organisés en Europe et outre-Atlantique, au cours desquels les regards croisés contribuent à structurer le champ : Ironbridge – berceau de l’archéologie industrielle – en 1972 ; Bochum en 1973 ; Stockholm en 1978 ; Lyon en 1981 ; Boston-Lowell en 1984 ; Vienne en 1987 ou encore Bruxelles en 1990. En 1973, le milieu associatif fonde, à Ironbridge, The International Committee for the Conservation of Industrial Heritage (TICCIH). Puis les travaux de recherche toujours plus nombreux au début des années 1990 alertent sur la nécessité de coordonner la reconversion des sites à une échelle plus large, celle des régions. À la suite de l’Acte unique (1986), la Communauté européenne double les fonds destinés à la reconversion des territoires en déclin. Conjointement, le Conseil de l’Europe promeut des politiques de protection et de conservation du patrimoine industriel et technique, et des ouvrages d’art (1987 ; 1990).
Une prise de conscience partagée de la valeur patrimoniale de ces objets se dessine alors comme autant de voies nationales distinctes pour tracer les contours d’une archéologie industrielle européenne. La voie britannique s’est bâtie autour du concept de « révolution industrielle » et des ouvrages de génie civil, des transports et du monde ferroviaire. L’industrialisation à la française, plus longue, construite en grande partie sur la richesse de son réseau hydrographique a déterminé quant à elle une archéologie fondée sur l’étude de l’industrie dans son rapport aux hommes, à la nature, aux évolutions urbaines et rurales. Assez proche du modèle français, l’archéologie industrielle italienne naît à la fin des années 1970 avec la participation des historiens de l’art et de l’architecture, des conservateurs de musées, et des sociétés savantes locales. Des historiens de l’économie et du social rejoindront ce mouvement avec des approches différenciées entre l’Italie du Nord et celle du Sud. Pluridisciplinaire par excellence, le patrimoine industriel bénéficie ainsi des regards croisés d’experts en archéologie, en architecture, en histoire des techniques, en histoire économique et sociale ou encore en ethnologie. Tandis que les services de l’État français mènent une politique nationale d’envergure à partir de 1981, l’Italie, à défaut d’une intervention étatique efficace, privilégie les actions menées au sein des administrations régionales de la culture.
L’évolution culturelle, les modifications environnementales, les changements économiques ou encore les nouvelles politiques urbaines ont un impact direct sur les manières d’appréhender cet héritage culturel. Sous le coup de ces transformations importantes et d’une reconnaissance accrue, le patrimoine industriel interpelle. Depuis plus d’une décennie, le recours aux outils numériques complète encore l’éventail. Contemporaine de l’émergence de la notion de développement soutenable, l’archéologie industrielle se présente, en outre, comme une voie d’analyse des dégradations environnementales superficielles, profondes, irréversibles, dont l’industrie est particulièrement responsable depuis plus de deux siècles et que révèlent les empreintes écologiques à l’échelle européenne.
Bergeron, Louis, Dorel-Ferre, Gracia, Le patrimoine industriel. Un nouveau territoire, Paris, éd. Liris, 1996.
Chassagne, Serge, « L’élargissement d’un concept : de l’archéologie (industrielle) au patrimoine (industriel) », Le Mouvement social, 2-199, 2002, p. 7-9.
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