Le logement ouvrier en Europe et les cités-jardins (1830-1930)

Résumé

À partir des années 1830, l’Europe entre dans une phase d’industrialisation et d’urbanisation intense, l’Allemagne et l’Angleterre devançant les pays du Sud notamment l’Espagne et l’Italie. Partout se pose la question du logement de la main-d’œuvre venue de la campagne occuper les nouveaux emplois proposés dans les villes. Or la majorité des ouvriers vivent dans des taudis et des locaux insalubres. La situation perdure jusqu’au milieu du siècle suivant malgré les efforts des mouvements réformateurs et des gouvernements. Dans l’entre-deux-guerres, les promoteurs des cités-jardins parviennent à offrir des logements confortables à une partie des classes populaires. Cependant jusqu’au milieu du xxe siècle, le coût des loyers et l’offre limitée de logements de qualité peu onéreux privent de logement digne une majorité des ouvriers européens.

Vue perspective d'une partie des cités ouvrières de Mulhouse. Dessin de Lancelot, vers 1855. Collection Archives municipales de Mulhouse.
Vue perspective d'une partie des cités ouvrières de Mulhouse. Dessin de Lancelot, vers 1855. Collection Archives municipales de Mulhouse. Source : Wikimedia Commons.
Carte postale éditée par Brück & Sohn à Meißen, 1912. Elle montre le théâtre de Hellerau au sein du premier quartier-jardin.
Carte postale éditée par Brück & Sohn à Meißen, 1912. Elle montre le théâtre de Hellerau au sein du premier quartier-jardin. Source : Wikimedia Commons.

L’industrialisation au xixe siècle pose partout en Europe la question du logement de la main-d’œuvre, attirée par les nouveaux emplois proposés dans les villes. Tandis que pour les plus riches se construisent des logements de qualité – les immeubles haussmanniens en France et les squares et crescents en Angleterre –, la majorité des ouvriers vivent quant à eux dans des taudis et des locaux sans confort, surpeuplés, sans lumière, chauffage ni eau courante. Même si jusqu’aux années 1880 le logement n’est pas considéré comme relevant de la sphère publique, divers milieux s’emparent du sujet pour tenter de remédier à ses défauts les plus criants.

Les mauvais logements, défi à l’hygiénisme

Depuis le début du xixe siècle, pour le mouvement hygiéniste, les villes, symboles de la concentration ouvrière, sont considérées comme des sources d’insalubrité et d’épidémies, à l’instar des trois vagues européennes du choléra (1831, 1848, 1892) et de la tuberculose. Médecins, architectes et réformateurs en rendent responsable le logement ouvrier, qui cumule manque d’hygiène et pauvreté. Pour améliorer la situation, ils commencent par la documenter, à travers des enquêtes destinées à recenser et décrire les locaux. Les plus célèbres sont en France : celles du médecin René Villermé publiées en 1840 et de l’ingénieur Frédéric Le Play, auteur en 1855 des Ouvriers européens. La même année, aux Pays-Bas, le rapport du Comité royal des ingénieurs dénonce les mauvaises conditions du logement ouvrier. À Berlin, une caisse d’assurance maladie soutient une campagne photographique sur les habitations insalubres, entre 1902 et 1920. L’initiative peut également venir des municipalités elles-mêmes, comme à Milan en 1903 où les édiles lancent une enquête sur les habitations populaires qui déplore leur surpeuplement, leur insalubrité et la tuberculose endémique qui y règne.

Le modèle du logement ouvrier patronal

Les premiers à s’intéresser au logement ouvrier pour l’améliorer sont certains patrons mariant avec bonheur une certaine philanthropie et leurs intérêts bien compris. En effet, le recrutement de la main-d’œuvre se heurte au manque de logement pour l’accueillir. Des patrons construisent ainsi les premières cités ouvrières dont l’octroi et l’occupation sont liés à l’emploi dans leurs usines. Une des premières et des plus célèbres est construite à Mulhouse en 1853 par une association d’entrepreneurs du secteur textile dont Jean Dollfuss. Son modèle est copié à travers l’Europe, notamment aux Pays-Bas, à Eindhoven pour Philips et à Delft pour le fabricant de levure Van Marken ainsi que plus tardivement en Italie, en Lombardie, à Crespi d’Adda. Ces cités ouvrières, ayant souvent d’indéniables qualités architecturales et urbanistiques, ne bénéficient qu’à une infime partie des ouvriers. En effet, elles restent peu nombreuses et se heurtent aux réticences des ouvriers qui pourraient en bénéficier : ces logements, trop près de l’usine, ont ouvertement un caractère de surveillance et de maintien de l’obéissance.

Les États s’intéressent au logement ouvrier

Du constat de la misère des logements ouvriers et des risques d’explosions sociales associés, naissent les premières initiatives gouvernementales et les lois encourageant la construction de logements à bon marché : en Belgique en 1889, en France en 1894, aux Pays-Bas en 1901, en Italie en 1903, en Espagne en 1911, en Angleterre en 1919. Ayant chacune leur spécificité et constamment amendées ou améliorées, ces lois permettent à des organismes privés, publics ou parapublics, d’emprunter à faible taux et pour une longue durée, des fonds destinés à construire des habitations populaires pour les salariés solvables mais pour un coût inférieur à celui du marché. Différents modèles de ces habitations à bon marché sont élaborés. Il s’agit non seulement d’offrir des logements de qualité pour un prix modique aux classes populaires mais aussi de répondre à une mutation sociale et urbaine profonde, caractérisée par le développement anarchique des villes et la prolifération des lotissements dans leurs périphéries.

Les cités-jardins : entre renouveau de l’urbanisme et recherche de confort

Parmi les différentes solutions envisagées, la cité-jardin semble une solution à la bonne organisation des villes ainsi qu’à la demande pressante de logements populaires. Elle prend sa source dans l’œuvre de l’Anglais Ebenezer Howard (1850-1928). Selon lui, il faut réconcilier la ville et la campagne afin d’assurer le confort des habitants. Il rejette l’idée d’une ville monumentale pour les élites comme l’était la ville de l’âge classique au profit d’un urbanisme social. La cité-jardin doit dès lors combiner les notions d’urbanisme – c’est-à-dire une vision planifiée du développement urbain avec un tracé des voies présentes et futures, un découpage par quartiers, l’implantation d’un centre, une réflexion sur la position du nouveau fragment de ville par rapport au reste du territoire –, avec une conception précise de l’architecture des maisons, à l’origine individuelles à un étage, entourées d’un jardin, et respectant un minimum de règles de confort.

À partir de la publication à Londres en 1898 de son ouvrage Tomorrow. A Peaceful Path to Real Reform – réédité quatre ans plus tard sous le titre plus explicite de Garden Cities of Tomorrow –, ses idées se diffusent dans le monde entier, notamment en 1900 à l’Exposition universelle de Paris, mais aussi à Amsterdam, Tokyo, Moscou, Buenos Aires, Santiago du Chili, etc. Non content de théoriser, Howard entreprend de construire la première cité-jardin en 1904 à Letchworth, à une cinquantaine de kilomètres de Londres sur les plans de l’architecte socialiste Raymond Unwin qui y utilise le vocabulaire architectural du mouvement Arts & Crafts.

Un mouvement européen

La diffusion rapide et internationale des idées d’Howard témoigne des préoccupations d’un milieu attentif aux conséquences du développement industriel et urbain sur la société. Le succès de la cité-jardin s’établit rapidement parce qu’il donne une réponse intellectuelle à des problèmes de développement qui se posent peu ou prou dans toute l’Europe. À travers des voyages en Angleterre, les idées circulent alimentant des revues, la tenue de congrès internationaux et des traductions, comme en Espagne, dans la revue La Ciudad lineal. C’est ainsi que se constitue une association internationale, la Garden Cities and Town Planning Association.

De nombreuses cités-jardins sont réalisées, le plus souvent, mais pas toujours, sous le statut de logement social. En France, elles sont adoptées par une partie des socialistes, le mouvement des réformateurs groupés autour du Musée social, par les municipalistes, des patrons sociaux ainsi que des architectes. En Allemagne, le mouvement des cités-jardins commencé par la création de Gartenstadtgesellschaft en 1902 aboutit en 1907, avec le premier quartier-jardin d’Europe : Hellerau à la périphérie de Dresde. Les premières réalisations ressemblent beaucoup à des cités ouvrières. En Belgique, la reconstruction des ruines de la guerre donne naissance à des cités-jardins, en lien avec des architectes et des théoriciens néerlandais dont Louis Van der Swaelmen.

Dans l’entre-deux-guerres, les promoteurs des cités-jardins, réformateurs sociaux, édiles municipaux et sociétés coopératives, peuvent à bon droit s’enorgueillir d’être parvenus à offrir des logements confortables à une partie des classes populaires, et nombre d’États constater avec satisfaction la diffusion du logement social. Cependant jusqu’au milieu du xxe siècle, devant le coût des loyers et l’offre limitée de logements de qualité peu onéreux, se loger dignement reste un souhait non satisfait pour la majorité des ouvriers.

Bibliographie

Faure, Alain, « Comment se logeait le peuple parisien à la Belle Époque ? », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n° 64, octobre-novembre 1999, p. 41-51.

Fourcaut, Annie, Voldman, Danièle (dir.), « Les crises du logement en Europe au xxe siècle », Le Mouvement social, numéro spécial, n° 245, octobre-décembre 2013.

Girard, Paulette, Fayolle Lussac, Bruno (coord.), Cités, cités-jardins : une histoire européenne, Talence, MSH Aquitaine, 1996.


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