La multiplication de firmes concurrentes dans le contexte de l’industrialisation et de la mondialisation de la fin du xixe siècle favorise la création de cartels internationaux. Pourquoi les cartels, au cœur de l’organisation économique de l’Europe des années 1930, deviennent-ils des fléaux à éradiquer au nom du marché commun à partir de la fin des années 1950 dans le cadre de la Communauté économique européenne ?
L’industrialisation et la mondialisation comme moteurs de la cartellisation (xixe siècle-1914)
Définis comme des accords entre firmes ou organisations indépendantes d’un même secteur, conclus dans le but d’orienter et/ou de réduire la concurrence et d’influencer le marché à leur avantage, les cartels prennent la forme d’une convention écrite ou d’une entente tacite. Le mouvement de cartellisation a ses origines en Europe. L’Allemagne est le premier pays à cartelliser son industrie sous l’influence des banques. Au départ, les cartels sont considérés comme un remède contre les dépressions cycliques. Mais, à partir de 1890, ils deviennent une composante régulière de la gestion stratégique des entreprises. La cartellisation est fréquente dans les industries de base qui cherchent à faire des économies d’échelle et qui fabriquent des produits homogènes et comparables. Les cartels internationaux prolongent souvent des ententes nationales. Ils se développent surtout à partir des années 1880-1890, comme par exemple le cartel des rails (1884), de l’aluminium (1901) et du verre (1904).
L’entre-deux-guerres et l’âge d’or des cartels internationaux
L’entre-deux-guerres est l’âge d’or des cartels internationaux. Le développement des capacités de production pendant la guerre, la poursuite après 1918 des efforts de rationalisation et le développement de l’industrie dans les nouveaux États en Europe favorisent la création de cartels internationaux.
Si les cartels recueillent un large consensus au sein du patronat industriel, la plupart des hommes politiques les soutiennent comme un instrument permettant de stabiliser l’économie et l’emploi. Pour un petit groupe d’hommes d’affaires et de politiciens, les cartels sont une réponse au nationalisme économique et un pas vers l’intégration européenne. À la conférence économique internationale organisée à Genève par la Société des Nations (SDN) en 1927, Louis Loucheur, principal organisateur de la mobilisation industrielle de la France pendant la guerre, milite en faveur des cartels dans lesquels il voit un moyen de réconcilier durablement la France et l’Allemagne. Selon Loucheur, les cartels permettent de faire face aux défis de la concurrence des États-Unis tout en résolvant en partie le problème des barrières douanières.
Les cartels internationaux de l’acier sont parmi les mieux connus. Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, les maîtres de forges incarnent la puissance économique des pays industrialisés. Entre 1926 et 1939, deux Ententes internationales de l’acier (EIA) réunissent les dirigeants des grandes firmes françaises, allemandes, belges et luxembourgeoises. Leur histoire livre plusieurs enseignements. Le choix de coopérer n’est pas idéologique mais pragmatique, faisant partie du panel d’options stratégiques à la disposition des dirigeants. Les ententes n’excluent pas les fusions et acquisitions. Bien au contraire, la concentration industrielle favorise la cartellisation. Les ententes ne constituent pas nécessairement un frein à l’innovation et à la diversification. Des firmes rejoignent un cartel tout en essayant de le contourner en développant la fabrication de produits spécifiques non cartellisés. Ainsi, les cartels n’abolissent pas la concurrence. Les deux EIA sont le fruit de négociations laborieuses, leur fonctionnement repose sur un socle social commun. Outre l’origine sociale, la formation, le professionnalisme, une culture de branche rapprochent les patrons, soudés par des codes de conduite et une sociabilité soigneusement organisée. Les deux EIA effacent en partie la différence entre les États moins ou plus puissants. La capitale du Grand-Duché de Luxembourg est choisie comme siège des deux ententes. Le sidérurgiste luxembourgeois Émile Mayrisch préside la première EIA créée en 1926. La même année, Mayrisch lance le Comité franco-allemand d’information et de documentation qui centre son effort sur le rapprochement franco-allemand.
La cartellisation est également un défi pour les entreprises américaines. En dépit de la législation antitrust en vigueur aux États-Unis depuis 1890 (Sherman Act), des producteurs d’outre-Atlantique adhèrent à différents cartels, tout en camouflant leur participation. Ainsi, dans le cartel international des rails, refondé en 1926, les Américains sont dénommés British X. Au cours des années trente, les autorités des États-Unis sympathisent de manière éphémère avec les principes du capitalisme coopératif européen. Le National Industrial Recovery Act (NIRA) de 1933 encourage les ententes afin de pallier les effets de la crise de 1929, mais la Cour suprême américaine invalide la loi bientôt comme inconstitutionnelle (1935). La position du patronat américain à l’égard des cartels reste plus ambiguë. Un exemple : en 1937-1938, l’EIA et la British Iron and Steel Federation (BISF) signent un accord avec les sidérurgistes américains dans l’objectif d’organiser les marchés d’exportation. Mais, tout bien considéré, cet arrangement est imparfait et ne fonctionne jamais à la satisfaction des parties.
L’instauration d’une politique européenne de la concurrence : de l’influence américaine aux adaptations circonstanciées
La Seconde Guerre mondiale entraîne un changement de paradigme. Pendant la guerre, le gouvernement et le patronat aux États-Unis considèrent les cartels internationaux comme un instrument de l’impérialisme national-socialiste. Après 1945, les Américains poussent à la décartellisation de l’économie mondiale en se servant d’accords internationaux comme le General Agreement on Tariffs and Trade (1947) et de l’Organisation européenne de coopération économique (1948). Dans le contexte de haute croissance économique des Trente Glorieuses (1945-1975) et dans les conditions créées par les traités de Rome (1957) et l’Acte unique (1986), qui font de la libre concurrence le stimulant optimal du développement économique, les gouvernements européens adoptent la politique anticartel des Américains.
Au début du xxie siècle, les cartels restent une réalité économique. Des entreprises se voient infliger des amendes pour ententes illicites. Les défis de la mondialisation et de la crise financière qui frappe l’économie mondiale en 2008 relancent le débat sur les formes de compétition et les ententes. La vision négative des cartels fait aujourd’hui l’objet d’un réexamen. Certains cartels s’avèrent bénéfiques dans la mesure où ils pallient les défauts structurels d’une branche sans consommer de fonds publics. D’autres peuvent profiter à la clientèle parce qu’ils définissent des standards techniques et des normes sécuritaires. Lorsque la pandémie de Covid-19 atteint l’Union européenne (UE) en 2020, la Commission annonce une plus grande souplesse dans l’application des règles de concurrence. C’est la reconnaissance que la situation exceptionnelle nécessite temporairement une coopération accrue entre des entreprises en principe concurrentes afin de prévenir la pénurie de produits et services essentiels.
Si la cartellisation est au départ un phénomène avant tout européen, des firmes de tous les États industrialisés y participent avec une intensité variable jusqu’en 1939. Le besoin qu’éprouvent jusqu’à nos jours des dirigeants d’entreprises de réduire les incertitudes du marché en recourant à des ententes et l’autorisation par l’UE de cartels de crise montrent que la question de la cartellisation reste d’actualité.
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