Entre innovation et mémoire : la culture du phonographe en Europe, 1877-1914

Résumé

Après avoir présenté les origines et le fonctionnement de la machine parlante d’Edison (1877), en lien avec les inventions européennes qui l’avaient précédée, comme le phonautographe d’ Édouard-Léon Scott de Martinville (1857) et le paléophone de Charles Cros (1877), cet article décrit l’arrivée de la machine parlante sur le vieux continent, sa réception critique et l’évolution de son usage jusqu’à la Première Guerre mondiale, à une époque qui connaît une transformation progressive des pratiques médiatiques sous l’effet conjugué de plusieurs innovations. Sont évoqués plusieurs sites et procédés, ainsi que des événements comme l’Exposition universelle de Paris en 1889. Les origines transnationales de l’industrie de l’enregistrement, où coexistent des pratiques et des produits très divers, sont également mises en lumière. L’accent est enfin mis sur les usages mnémotechniques d’une invention qui a profondément influencé les pratiques patrimoniales du vingtième siècle, et ce jusqu’à nos jours.

Utilisation de la machine parlante d’Edison, vers 1878
Utilisation de la machine parlante d’Edison, vers 1878. Source : Wellcome Collection

Développement et dissémination

Début décembre 1877, la mise au point du premier phonographe par l’inventeur américain Thomas Alva Edison et son compatriote d’origine suisse John Krusei permet la réalisation d’un rêve très ancien, celui de restituer la voix humaine. De nombreux prototypes ont précédé la machine parlante d’Edison, notamment le phonautographe, inventé en 1857 par un ouvrier-typographe et acousticien français, Édouard-Léon Scott de Martinville. Cette machine, utilisée pour enseigner l’acoustique, parvient à enregistrer les vibrations du son, mais elle ne peut pas le restituer. En avril 1877, le poète et chimiste français Charles Cros imagine le « Paléophone », mais cet appareil pouvant graver le son de la voix sur un disque rotatif ne verra jamais le jour. Le phonographe d’Edison intègre certains aspects du phonautographe et de procédés d’enregistrement direct antérieurs. Pour enregistrer, l’utilisateur doit parler dans une embouchure tout en faisant tourner aussi régulièrement que possible un cylindre recouvert d’une feuille d’étain. Au fond de l’embouchure se trouve un diaphragme enregistreur pourvu d’un stylet en son milieu. En vibrant avec le son, ce stylet grave des sillons sur la feuille d’étain. L’enregistrement ainsi obtenu (ou phonogramme) permet de restituer la voix au moyen d’un stylet suivant les sillons sur un diaphragme lecteur.

L’œuvre pionnière de Cros et de Martinville sombre dans l’oubli jusqu’au milieu des années 1920 et, pendant plusieurs décennies, le phonographe est associé à une vision intrinsèquement américaine de la modernité. Au cours d’une visite du laboratoire d’Edison fin 1877, l’ingénieur britannique Henry Edmunds est l’un des premiers à voir fonctionner ce mécanisme avant sa présentation au public américain. Très impressionné, Edmunds informe le Times de l’extraordinaire potentiel de cette innovation technologique, à laquelle le quotidien londonien consacre un article le 17 janvier 1878. La nouvelle se répand très vite à travers l’Europe. Un mois plus tard, une démonstration de la machine parlante est organisée à Londres, suivie d’une tournée des métropoles européennes, où les agents locaux de l’Edison Speaking Phonograph Company, récemment créée, organisent des démonstrations publiques très lucratives. Mais les attentes suscitées par ces manifestations sont souvent déçues, les spectateurs se plaignant du son métallique produit par les cylindres de feuille d’étain. La restitution de la voix humaine ainsi obtenue est trop déformée pour convaincre l’auditoire. En juin 1888, une nouvelle version du phonographe utilisant des cylindres en cire améliore nettement la fidélité acoustique. Cela permet d’élargir la diffusion culturelle du son enregistré et son exploitation commerciale dans les années 1890.

Production, réception et consommation

L'industrie du phonographe est l’une des premières industries transnationales. Elle s’appuie sur une grande diversité de talents individuels, d’implantations, de formations et de cultures d’entreprises. Les grandes firmes comme Edison-Bell, Colombia et Pathé ne se contentent pas d’ouvrir des antennes à travers le monde ; leurs fournisseurs, leurs capitaux, et – de plus en plus – leurs répertoires sont également issus des quatre coins de la planète. Au début du vingtième siècle, de nombreux pays voient plusieurs marques se disputer le marché national en utilisant le brevet d’Edison. Rien qu’au Royaume-Uni, il se fabrique trente variétés de cylindres en cire. L’Allemagne est en pointe dans la production de machines parlantes et de cylindres vierges en Europe. Elle en exporte une grande partie vers le marché britannique. C’est d’abord à un usage professionnel de dictaphone que le phonographe est destiné, les enregistrements musicaux à usage privé s’imposant plus tard. Mais la faible capacité de stockage, deux minutes d’enregistrement (ce qui correspond à 400 mots) limite l’intérêt professionnel de ces appareils.

Le Phonographe amélioré est présenté au Crystal Palace de Londres à l’occasion du festival Haendel de juin 1888. On y enregistre une interprétation de l’oratorio « Israël en Égypte ». Cet enregistrement rencontre un certain succès l’année suivante auprès des visiteurs de L’Exposition universelle de Paris, où se mêlent toutes les tranches d’âge et les catégories sociales. Si les mélomanes « avertis » ne voient dans l’écoute d’enregistrements qu’un passe-temps grossier et puéril, un marché se développe pour cette nouveauté, les chansons populaires comme les fanfares et la musique militaire de l’époque se taillant la part du lion. Il est désormais possible d’enregistrer jusqu’à quatre minutes de son, mais la reproduction des cylindres reste une tâche ardue et chronophage. Pour obtenir 200 exemplaires d’un enregistrement, il faut ainsi interpréter le morceau vingt fois devant dix cornets d’enregistrement. En 1887, l’arrivée du disque gramophone de Berliner résout le problème de la reproduction de masse. Disques et rouleaux gramophones coexistent pendant une vingtaine d’années avant que le format du disque, moins coûteux et plus résistant, ne finisse par dominer le marché. Alors que l’écoute du disque se popularise, plusieurs magazines spécialisés se créent en Europe, dont le Phonographische Zeitschrift (1906) à Berlin. Ils publient les premières critiques d’enregistrements, conférant ainsi une légitimité à l’écoute du gramophone comme activité éducative, voire édifiante.

Pouvoir écouter un phonographe chez soi est encore un luxe au début du vingtième siècle, l’accès à la machine parlante étant généralement une expérience collective qu’on peut faire dans les foires, les jeux d’arcade et les cirques – ou imaginer en feuilletant les nombreux titres de presse de l’époque. Si les publicités cherchent à donner une image de modernité et de sophistication à l’invention d’Edison, celle-ci n’en reste pas moins imprégnée de superstitions dans l’imagination populaire, surtout à la fin de l’époque victorienne. Enregistrer une voix, c’est réussir à s’emparer d’un « fantôme » voué à une disparition prochaine, mais dont la trace acoustique est appelée à demeurer.

Un procédé mnémotechnique

A l’instar de la photographie et du cinématographe, le phonographe remet profondément en cause le lien que les gens entretiennent avec le passé, car il ouvre une voie sensorielle fragile, mais tangible, vers des moments que l’espace et le temps avaient engloutis.  Les premières phonothèques d’archives sonores s’ouvrent à Vienne (1899), Berlin (1900) et Paris (1911). Leur mission est de préserver des voix et de la musique, mais à des fins scientifiques plutôt que culturelles. Parmi les premiers enregistrements ainsi collectés, on trouve les « grandes personnalités » de l’époque (presque toujours des hommes) où figurent des politiques et des poètes comme Bismarck, Gladstone et Tennyson. Dans ce récit autobiographique qu’est La Recherche du temps perdu (1913-1927), Proust parvient à saisir l’émotion troublante, mais étrangement émouvante que constitue l’écoute de ces voix désincarnées – surtout quand il s’agit d’êtres aimés. Avec l’arrivée des enregistrements, l’apparente continuité du temps se morcelle en unités indépendantes qui peuvent se répéter à volonté. On peut désormais préserver des sons autrefois éphémères et les réécouter de façon non linéaire, comme des entités discrètes. Si les cylindres sont des objets fragiles et des supports très éphémères, ils contribuent néanmoins fortement à la réification du passé audiovisuel, à son stockage et à sa dissémination. Ce processus culturel s’intensifiera avec internet. Il existe des similitudes frappantes entre la réception du phonographe dans les premiers temps, les usages mnémotechniques qu’on se propose alors d’en faire, et le fantasme contemporain de faire d’internet les archives culturelles du monde.

Bibliographie

Chew, V. K., Talking Machines (Deuxième édition revue et augmentée), Londres, The Science Museum, 1981.

Gronow, Pekka et Saunio, Ilpo, An International History of the Recording Industry, traduction Christopher Moseley, Londres/New York, Cassell, 1998.

Roy, Elodie A. et Moreda Rodríguez, Eva (dir.), Phonographic Encounters: Mapping Transnational Cultures of Sound, 1890-1945, Londres/New York, Routledge, 2021.


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