L’Allemagne connaît une urbanisation et un exode rural massifs au tournant du xxe siècle : le nombre de personnes vivant dans des villes de plus de 5 000 habitants triple entre 1871 et 1914 (passant de 9,7 à 31,7 millions). Aussi rapides que profonds, ces changements bouleversent la société allemande et alimentent une critique de la modernité et de la misère sociale nées de la révolution industrielle. Fondée sur le rejet des villes, la randonnée se développe alors, pratiquée par des urbain·es, dans une société d’urbain·es et permet de saisir les contradictions qui traversent la société allemande, industrielle et citadine.
Les randonneurs et randonneuses sont issu·es de couches sociales très diverses : alors qu’au cours du xixe siècle, l’activité était réservée à une élite culturelle, la pratique se démocratise au tournant du xxe siècle et touche des ouvrier·ères, des écolier·ères, des employé·es, etc. De nombreuses associations se créent alors, que l’on peut classer dans trois groupes : les associations de tourisme, regroupées à partir de 1883 au sein de la fédération des associations de tourisme (dont le Club vosgien par exemple) ; les mouvements de jeunesse, dont le plus important est celui des Wandervogel [litt. « les oiseaux migrateurs »] ; le mouvement ouvrier, autour de l’association des Naturfreunde [« les amis de la nature »].
L’appropriation d’une nature… humaine
En tant qu’activité de plein air, la randonnée contribue à l’appropriation de lieux, à la création d’espaces et de paysages. Les acteurs pratiquant la randonnée se tournent vers une nature bien précise : grâce au chemin de fer, ils se déplacent hors des villes pour se rendre dans des espaces considérés comme « naturels », dans la forêt du Grünewald près de Berlin ou la lande de Lunebourg près d’Hambourg. Cet élan est particulier dans le contexte allemand, puisque la nature revêt une dimension nationaliste très forte dans l’Allemagne du Second Empire. L’imaginaire de la forêt, en particulier, joue un rôle central dans la création d’un sentiment d’identité nationale, souvent associée à une nostalgie toute romantique. Ce mouvement est encouragé par la science, en particulier l’hygiénisme : la grande exposition internationale d’hygiène de Dresde de 1911 consacre ainsi une section aux sports de plein air, au sein de laquelle la randonnée figure en bonne place. Le développement de la randonnée est donc aussi lié à un contexte scientifique et médical.
Les personnes qui partent randonner vivent habituellement en ville et découvrent à travers leur nouveau loisir des paysages et des activités agricoles auxquelles elles ne sont pas habituées. Il en résulte une forte esthétisation des paysages agricoles dans les comptes-rendus de randonnée publiés dans des revues spécialisées : marcheurs et marcheuses vantent les plaisirs sensoriels des balades dans les champs, dans les forêts, et les travaux des champs eux-mêmes sont perçus comme un spectacle. L’environnement valorisé est humain et les forêts visitées sont souvent des exploitations entretenues. Les photographies prises au cours des randonnées en attestent : une seule essence (de résineux), des arbres de la même taille et espacés régulièrement signifient que marcheurs et marcheuses traversent des forêts plantées.
Le logement constitue un marqueur essentiel de cette forme nouvelle d’occupation de l’espace. S’ajoutent aux traditionnelles auberges de nouvelles structures d’hébergement pour les randonneurs et randonneuses : auberges de jeunesse, camping, logement chez l’habitant ou encore construction de maisons communes loin des villes. C’est d’ailleurs là le projet central de nombreuses associations de randonnée, du nord au sud du pays : c’est par exemple le cas des Wandervogel qui bâtissent leurs « nids » ou du Club vosgien qui construit des refuges dans tout le massif. Il marque une étape supplémentaire dans l’appropriation de l’espace par ces urbain·es. Cette dynamique tend également à fixer les randonneuses et randonneurs sur un territoire particulier ; ce qui pose question quant aux dimensions itinérante et temporaire du loisir.
Partir dans cette nature, mais équipé !
À cela s’ajoute l’équipement : les randonneurs et randonneuses partagent un goût certain pour les innovations techniques. Les revues regorgent de publicités pour toutes sortes d’équipements, et les récits écrits par les pratiquant·es nous informent sur leur utilisation. L’attrait suscité par ces objets révèle que leur utilisation est perçue comme exceptionnelle, en rupture avec la vie quotidienne. Des témoignages du caractère magique des objets nous sont parvenus, des enfants racontent par exemple leur fierté de boire à la gourde. L’industrie des biens de consommation en plein développement fournit des produits alimentaires et techniques indispensables au paquetage idéal de la randonnée : bouillon Knorr, lait en poudre, barres de céréales, appareils photo. D’autres produits sont quant à eux spécialement commercialisés pour la pratique de la randonnée : tentes, réchauds et sets de cuisine facilement transportables, gamelles légères en aluminium, duvets, cartes, boussoles.
Les randonneurs et randonneuses, alors même qu’ils et elles souhaitent s’éloigner de la « grande ville » [Grossstadt], en sont donc le pur produit. Paradoxalement, leur quête d’espaces non urbanisés n’est rendue possible que par la destruction de ces espaces pour l’industrie. Ces acteurs partent dans la nature avec tout l’équipement de la société industrielle qu’ils cherchent précisément à fuir ; ils la renforcent même, puisqu’en créant une nouvelle pratique, ils créent aussi un nouveau marché, de nouveaux produits. Ils s’inscrivent donc pleinement dans les logiques de la société de consommation.
Des conflits d’usage
Pratiquer la randonnée signifie aussi tracer, baliser et entretenir des sentiers. Le massif des Vosges est par exemple investi et quadrillé par le Club vosgien (créé en 1872 dans une Alsace alors allemande), qui y aménage et cartographie des chemins, refuges, bancs et belvédères. L’appropriation de l’espace par les randonneurs et randonneuses venu·es des villes ne se fait pas sans heurt. Des conflits d’usage émergent en même temps que la pratique se diffuse, en particulier autour des communs que sont les chemins et les paysages, que les randonneur·euses souhaitent préserver de l’industrialisation et de l’urbanisation. Le Club vosgien consacre beaucoup de ressources à la réparation des dégradations malveillantes subies par ses installations et, à partir de 1902, verse même une prime pour celles et ceux qui permettent de retrouver les coupables.
L’environnement prisé par les randonneurs et randonneuses n’est en effet pas vide ; et les interactions entre les urbain·es et la population locale peuvent être conflictuelles. Les randonneurs et randonneuses se montrent parfois dédaigneux·euses, voire dégoûté·es par les personnes qu’ils ou elles rencontrent, et ces dernières ne semblent pas toujours disposées à les accueillir. Les récits de randonnées témoignent de ces incompréhensions et altercations, parfois à mots couverts : refus d’indiquer des directions aux touristes pour les un·es, refus de se laver dans le bac commun pour les autres… Au-delà de cette condescendance manifestée par les randonneurs et randonneuses, ces dernier·ères sont aussi porteurs et porteuses de nouvelles normes, parfois en contradiction avec le rapport entretenu par les populations locales avec leur environnement. Ainsi, un randonneur de Hambourg déclare « aujourd’hui, l’idée de la chasse me dérange » après que sa randonnée a été perturbée par le passage d’un chasseur et de son chien.
Les randonneuses et randonneurs s’approprient, habitent et s’imposent physiquement et symboliquement sur un paysage ; ils et elles en font leur nature personnelle, une nature construite par et pour les urbain·es. Ils et elles ont besoin d’un équipement issu de la société industrielle pour s’aventurer dans cette nature, industrie elle-même destructrice de ces espaces perçus comme naturels. La randonnée, telle qu’elle se développe autour de 1900 en Allemagne, constitue donc une pratique essentiellement moderne, du fait même de ses contradictions.
De Baecque, Antoine, Une histoire de la marche, Paris, Perrin, 2016.
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