Entre 1939 et 1959, Muriel Pelham-Johnson compose un album de photographies à la fois officielles et personnelles afin de documenter son travail en faveur de la scolarisation des filles réalisé au sein de l’administration éducative du Tanganyika, colonie britannique de l’est de l’Afrique. Quel récit de la colonisation cet album construit-il au fil des photographies ? Comment met-il en avant la « mission civilisatrice » des femmes de l’administration coloniale ?
Cette photographie nous montre un groupe d’hommes se tenant debout. Elle a été prise au Tanganyika, colonie britannique d’Afrique de l’Est, dans les années 1940 ou 1950. On n’en sait pas plus. Toutefois, la tenue de ces hommes, notamment leur robe blanche, nommée kanzu en swahili, ainsi que leur couvre-chef, dit kofia, permettent de les identifier comme musulmans. La photographie a donc été prise soit sur la côte, islamisée entre les xie et xiiie siècles, soit dans une des villes de l’intérieur, où des musulmans se sont installés au cours du xixe, attirés par le dynamisme du commerce caravanier.
Le fait même que ces hommes soient l’objet d’une photographie posée suggère qu’il s’agit de notables, et leur posture ainsi que le choix d’une prise en contre-plongée renforcent cette impression : l’image met en scène leur importance et leur respectabilité. La légende de la photographie donne toutefois une autre information. On peut la traduire ainsi : « Les notables comme ceux-ci, il fallait les persuader qu’il est important que les filles aillent à l’école. »
Ce bref commentaire peut étonner : quel est le lien entre ces notables et la scolarisation des filles ? Pour le comprendre, il faut d’abord présenter son auteure : Muriel Pelham-Johnson, une Britannique ayant été chargée de superviser le développement de la scolarisation des filles du Tanganyika pendant 20 ans, de 1939 à 1959. Lorsqu’elle est recrutée par l’administration coloniale, la scolarisation des filles est chétive : sur ce territoire de 7 millions d’habitants environ, il n’y a que 4 écoles publiques de filles, 19 tenues par les missions, ainsi qu’un réseau d’écoles mixtes où les filles sont peu nombreuses. Au total, moins de 1 000 filles par an atteignent la quatrième année d’école. L’administratrice se dédie donc à l’expansion de la scolarisation des filles pendant ses vingt années au Tanganyika.
La photographie est issue d’un album composé par Muriel Pelham-Johnson à partir d’un mélange de photographies officielles, en grand format, et de photographies personnelles comme celle-ci, en petit format. Elle destinait initialement son album aux archives de Tanzanie (l’État indépendant réunissant les territoires coloniaux du Tanganyika et de Zanzibar). Toutefois, dubitative quant à la qualité de la conservation de cette archive dans la Tanzanie indépendante, Muriel Pelham-Johnson choisit finalement, en 1981, de confier l’album à l’université d’Oxford, qui encourage alors les personnes ayant servi dans l’administration coloniale à déposer des archives documentant leur travail et leur vie dans les colonies. La correspondance de Muriel Pelham-Johnson avec les archivistes montre son souci de laisser une trace du travail effectué au sein de l’administration éducative du Tanganyika. C’est au prisme de cet objectif qu’on peut comprendre cette légende.
Celle-ci se fonde sur un silence assourdissant : elle ne dit rien de ces « notables » qu’elle a pourtant probablement rencontrés, le petit format de la photographie suggérant qu’elle est l’auteure du cliché. Ce peut être par oubli de leur identité et du contexte de la photographie, ou bien par omission volontaire de l’information. Dans tous les cas, ce silence est révélateur du peu d’importance que l’administratrice accorde à ces personnes. Elles sont ainsi surtout prétexte pour Muriel Pelham-Johnson d’illustrer un propos qui lui tient à cœur : afin de remplir sa mission de développer la scolarisation des filles, elle aurait eu à combattre l’opposition de tels notables. Ceux-ci sont donc érigés en métonymie d’un conservatisme patriarcal qu’elle aurait eu à combattre. Par ce commentaire, Muriel Pelham-Johnson reprend un trope commun du discours colonial, selon lequel la supériorité des Occidentaux reposerait en partie sur la meilleure place qu’ils donneraient aux femmes, tandis que l’oppression des femmes serait caractéristique des sociétés colonisées et un des signes de leur infériorité. Ce discours, tenu par des hommes comme par des femmes dans les cercles coloniaux, est particulièrement investi par des femmes, qui font de la lutte contre l’oppression féminine leur propre mission au sein de la « mission civilisatrice ». Muriel Pelham-Johnson s’inscrit pleinement dans cette optique. En tant qu’éducatrice, son cheval de bataille est la scolarisation, et c’est donc sur le plan scolaire qu’elle cherche à amener les sociétés du Tanganyika à atteindre une plus grande égalité entre femmes et hommes.
Ce discours ne tient que grâce à une série d’omissions. Tout d’abord, sa correspondance personnelle dans ses premières années de poste montre que la mise en œuvre de sa mission d’expansion de la scolarisation féminine bute en premier lieu sur ses collègues au sein de l’administration coloniale, pour qui la scolarisation des filles n’est guère une priorité. Par ailleurs, les archives comprennent de multiples preuves que, dans les années 1920, 1930, 1940, 1950, soit tout au long de la colonisation britannique, des notables du Tanganyika, musulmans comme chrétiens, ont demandé à l’administration coloniale d’augmenter ses efforts pour la scolarisation des filles. En effet, dans différentes villes, les notables écrivent des pétitions ou s’organisent par leurs propres moyens pour assurer un essor de l’offre scolaire pour filles, alors que l’administration n’assure qu’une très lente croissance des infrastructures.
Si l’on trouve aussi des traces de réticence à la scolarisation des filles exprimées par les notables de certaines régions, c’est donc loin d’être l’attitude qui prévaut. Surtout, elle est principalement le fait de sociétés non monothéistes, qui ne valorisent pas l’écrit, par opposition aux musulmans aussi bien qu’aux chrétiens. Il est donc improbable que les notables représentés ici, musulmans, aient exprimé des réticences à la scolarisation des filles. Dans tous les cas, celle-ci se heurte avant tout au manque de moyens que l’administration coloniale entend investir dans le domaine.
Ainsi, l’usage de cette photographie par M. Pelham-Johnson est instructive sur la construction d’un certain récit de la colonisation par le personnel colonial à la retraite. En taisant l’identité de ces notables et en les réduisant à une position de résistance à la scolarisation des filles, Muriel Pelham-Johnson leur nie un statut d’acteurs historiques. Elle en fait des masses obscurantistes que les colonisateurs auraient tirées malgré elles vers la civilisation, présentée comme intrinsèquement liée au respect des femmes. Au-delà de cette photographie, l’ensemble de son album est une archive particulièrement intéressante pour analyser le discours construit par une administratrice coloniale sur sa contribution à une « mission civilisatrice » déclinée au féminin.
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