Mise au point : l’élection du premier président de la République (1848)
Les 10 et 11 décembre 1848, les Français élisent pour la première fois un président de la République au suffrage universel masculin direct. L’événement, qui n’a aucun précédent en France, n’allait pas de soi. En effet, les républicains arrivés au pouvoir en février 1848 sont divisés sur la possibilité d’élire un président. Certains, comme Jules Grévy, ont mis en garde leurs contemporains : un homme élu par l’ensemble de la nation pourrait être tenté de se maintenir au pouvoir et de rétablir la monarchie, en particulier s’il appartient à l’une des familles qui ont régné sur la France.
La Constitution de la Deuxième République, adoptée le 4 novembre 1848, prévoit finalement un président élu certes au suffrage universel masculin direct, mais pour un mandat court de quatre ans, non immédiatement rééligible et doté de prérogatives limitées. Les parlementaires prennent une garantie supplémentaire. Si aucun candidat n’obtient la majorité absolue au premier tour, ils se réservent la désignation du vainqueur au second. Au terme d’une campagne courte, les représentants du parti de l’Ordre (association de personnalités politiques conservatrices) espèrent que le chef de l’exécutif sortant, le général Cavaignac, sera élu. Ce républicain modéré mais sincère avait donné des gages aux conservateurs en réprimant l’insurrection du peuple de Paris en juin 1848.
Cependant, conservateurs et monarchistes ne se satisfont pas d’un républicain et cherchent leur propre candidat. Après avoir essuyé plusieurs refus dont celui du maréchal Bugeaud, ils choisissent Louis-Napoléon Bonaparte, neveu de Napoléon Ier qui, par deux fois, a tenté de renverser la monarchie de Juillet (en 1836 et en 1840) avant d’être condamné à la prison à perpétuité. Évadé en 1846 après six années d’emprisonnement, il vient d’être élu député et reçoit l’autorisation de rentrer en France. En réalité, le prince est peu connu et on le croit facilement manœuvrable. À gauche, où Cavaignac est surnommé « le boucher de juin », les démocrates socialistes portent leur choix sur l’avocat Ledru-Rollin, ministre de l’Intérieur au début du régime, et les socialistes sur le docteur Raspail, emprisonné pour avoir pris part à une insurrection au printemps. Le poète Lamartine, principale figure du Gouvernement provisoire au début du régime, se présente aussi, même si sa popularité s’est évanouie au fil de l’année. Enfin, un autre médecin se porte candidat, Antoine Watbled, un hygiéniste excentrique qui croit détenir le secret de la « santé éternelle » et du « bonheur des peuples ».
Les deux seuls à mener vraiment campagne sont Ledru-Rollin, qui s’appuie sur un parti créé pour le soutenir, la Solidarité Républicaine, et Louis-Napoléon Bonaparte qui bénéficie des prêts de sa maîtresse Miss Howard et de ses banquiers, et dont les agents distribuent la propagande électorale sur les marchés avec une grande modernité. Le prince est aussi le seul à publier un manifeste dans lequel il fait habilement des promesses à toutes les catégories de Français. À l’inverse, Cavaignac, qui compte sur l’appui de l’appareil d’État et des députés de la majorité rentrés dans leurs départements, demeure très discret.
Les résultats du vote qui a eu lieu les 10 et 11 décembre sont proclamés à l’Assemblée le 20 décembre 1848. Le scrutin est un raz-de-marée, en grande partie grâce à la magie du nom de Napoléon et à l’impopularité du gouvernement républicain. Louis-Napoléon est élu dès le premier tour avec plus de 5,5 millions de voix sur 7,5 millions de suffrages exprimés et 10,5 millions d’inscrits. Il devance nettement Cavaignac(1,4 million de voix), Ledru-Rollin (380 000), Raspail (37 000), Lamartine (21 000), les suffrages pour Watbled étant noyés au milieu de ceux d’une trentaine de personnalités non déclarées, ajoutées au dernier moment par les électeurs sur leurs bulletins
Au milieu de son mandat, Louis-Napoléon demande une révision constitutionnelle qui lui permette de se représenter. Devant le refus de l’Assemblée, il réalise un coup d’État le 2 décembre 1851 et rétablit l’Empire à son profit un an plus tard. La prophétie de Grévy s’est réalisée et explique la méfiance des républicains à l’égard de l’élection présidentielle au suffrage universel direct. Il faut attendre plus d’un siècle et la séquence 1962-1965 pour la voir rétablie par De Gaulle, comparé alors à Louis-Napoléon et accusé de « forfaiture » et de « coup d’État permanent »
Document : discours d’Alphonse de Lamartine à l’Assemblée nationale, le 6 octobre 1848
« (…) Ce que nous vous proposons, qu’est-ce autre chose que le peuple tout entier sacrant non pas son président, je vous le répète, et ne vous y trompez pas, sacrant sa constitution républicaine tout entière. (Sensation.) (…)
Voilà, messieurs, l’œuvre du suffrage universel que nous vous proposons de sanctionner dans votre constitution, pour l’élection de votre président.
Voyez le danger de l’autre système (…).
Voilà un citoyen qui au lieu de sortir avec 6 millions de voix qui attestent des millions de points d’appui dans la conscience d’autant de citoyens de la République, sortira peut-être à l’unanimité, je le souhaite sans l’espérer, et sortira à une majorité quelconque du sein de cette Assemblée, à une majorité savez-vous de combien de voix ? À une majorité de 60, 50, 30, 20, 3 ou 4 voix peut-être. Est-ce là la dignité, l’autorité, le respect, le prestige dont vous voulez investir l’élection de votre puissance exécutive ? (Vive approbation.) (…) Le nom du président sortira avec la suspicion… de quelques brigues*, car c’est le mot que cela reçoit dans la République ; des voix d’hommes auxquels la malveillance, l’envie, la faction, car il faut oser descendre dans le cœur même des factions, pour y surprendre leurs mauvaises pensées, à qui ces factions pourront dire : Toi, tu as nommé le président de la République, parce qu’il était ton parent et que tu voulais grandir en lui ta famille. – Toi, tu as donné au président de la République ta voix, parce qu’il était ton ami personnel, et que, dans la grandeur de sa fortune, tu voulais élever ta propre fortune. – Toi, tu as nommé le président de la République, parce qu’on t’a promis une ambassade – toi, parce qu’on t’a promis une préfecture… (Interruption. – Oui ! oui ! – Bravo. – Sensation prolongée.) (…)
Ah ! on peut corrompre les hommes par petits groupes, on ne peut pas les corrompre en masse. On empoisonne un verre d’eau, on n’empoisonne pas un fleuve. Une Assemblée est suspecte, une nation est incorruptible comme l’Océan. (…)
Je sais bien qu’il y a des dangers graves dans les deux systèmes ; qu’il y a des moments d’aberrations dans les multitudes ; qu’il y a des noms qui entraînent les foules comme le mirage entraîne les troupeaux, comme le lambeau de pourpre attire les animaux privés de raison ! (Longue sensation.)
(…) Quand même le peuple choisirait celui que ma prévoyance mal éclairée, peut-être, redouterait de lui voir choisir, n’importe : Alea jacta est ! Que Dieu et le peuple prononcent ! Il faut laisser quelque chose à la Providence ! Elle est la lumière de ceux qui, comme nous, ne peuvent pas lire dans les ténèbres de l’avenir ! (Très-bien ! très-bien !)
(De nombreux représentants sur les marches de la tribune où l’orateur est accueilli par les plus sympathiques félicitations.)
*Intrigue, manœuvre pour recevoir une place ou un avantage
Discours d’Alphonse de Lamartine à l’Assemblée nationale, le 6 octobre 1848
Éclairages : Alphonse de Lamartine défend l’élection du président de la République au suffrage universel direct
Ce discours de Lamartine a été prononcé le 6 octobre 1848 à l’occasion du débat parlementaire sur le principe d’une élection du président de la République au suffrage universel. Quelques jours plus tôt, l’arrivée de Louis-Napoléon Bonaparte à Paris pour prendre place au sein de l’Assemblée fait planer sur l’élection la crainte de sa candidature et de son élection qui profiterait de la légende napoléonienne. Plusieurs voix à gauche, méfiantes, soulignent le danger de maintenir l’élection d’un président de la République au suffrage universel direct. Félix Pyat propose de renoncer à la présidence et Jules Grévy de conserver un président du conseil des ministres désigné par l’Assemblée nationale, formule en cours depuis l’été.
Lamartine choisit alors de monter à la tribune pour défendre l’élection du président de la République au suffrage universel direct. Le poète romantique, député depuis quinze ans et réputé pour ses discours aux accents lyriques (au point d’être caricaturé avec une couronne de lauriers et une lyre, cf. Ill. 1 Intérieur de l'urne de la Présidence) livre ce jour-là, sans nul doute, l’un de ses discours politiques les plus célèbres qui est aussi l’un des derniers – il quitte la vie politique à la suite de ses échecs à l’élection présidentielle de décembre puis aux élections législatives du printemps 1849.
Ce discours devient, en quelque sorte, sa tunique de Nessus et symbolise plus largement les illusions de 1848. De fait, on n’en retient souvent que l’appel final à la Providence (Alea jacta est ! Que Dieu et le peuple prononcent ! Il faut laisser quelque chose à la Providence !). On reproche également à son auteur de l’avoir prononcé dans l’espoir d’être lui-même élu. On l’accuse surtout d’avoir entraîné l’Assemblée vers un désastre. De fait, il a soulevé l’enthousiasme d’une partie des députés comme le souligne le procès-verbal de la séance (Interruption. – Oui ! oui ! – Bravo. – Sensation prolongée) et a certainement déplacé des voix. Cependant, c’est lui faire un mauvais procès car nul ne connaît alors la suite de l’histoire. Par ailleurs, Lamartine ne se fait guère d’illusions sur sa propre candidature qu’il présente même dans la presse, en pleine campagne, comme une candidature de témoignage. Enfin et surtout, c’est faire peu de cas d’un discours bien construit et à l’argumentaire solide.
Le député fait en effet de l’élection du chef de l’État par les Français le couronnement du suffrage universel, de la Constitution et de la République. Le peuple français ne comprendrait pas qu’on ne lui accorde pas le suffrage universel direct alors que l’Assemblée en a parlé publiquement pendant des semaines. Il y verrait même une insupportable défiance de la part des élites républicaines.
Il critique en regard l’« autre système » que certains proposent de lui substituer : une élection indirecte par l’Assemblée. La légitimité du président serait moindre, d’autant plus que le vainqueur ne l’emporterait peut-être que de quelques voix. Quoi qu’il advienne, cette élection serait inévitablement entachée de nombreux soupçons : les conflits d’intérêts de tout type, la corruption, la malveillance, la jalousie… À l’inverse, un grand peuple ne peut se corrompre !
Lamartine ne mésestime par le danger qu’incarne Louis-Napoléon Bonaparte. Sa parole a d’autant plus de poids qu’il ne peut être soupçonné de bonapartisme et connaît mieux que nul autre la légende napoléonienne. Huit ans plus tôt, il avait critiqué, dans un autre discours retentissant le retour des cendres de Napoléon. Il pense cependant que l’enjeu démocratique de cette élection est supérieur au danger qu’elle comporte.
Le 9 octobre, le principe de l’élection présidentielle au suffrage universel direct est définitivement adopté à la très large majorité de 627 voix contre 130.
Agulhon, Maurice, 1848 ou l’apprentissage de la République (1848-1852), Paris, Le Seuil, Nouvelle histoire de la France contemporaine, 1973.
Anceau, Éric, avec la collaboration de Jean Tulard, Jean Garrigues et Yves Bruley, La Première élection présidentielle de l’histoire de l’Histoire. 1848, Paris, SPM, Kronos, 2022.
Baylac, Marie-Hélène, La Peur du peuple. Histoire de la Deuxième République (1848-1852), Paris, Perrin, 2022.
Michelet, Maxime, L’Invention de la présidence de la République, Paris, Passés Composés, 2022.