La poire de Louis-Philippe est-elle le premier "mème" politique du 19e siècle ?

À propos de Fabrice Erre, Le règne de la poire, caricatures de l’esprit bourgeois de Louis-Philippe à nos jours

Fabrice Erre, Le règne de la poire, caricatures de l’esprit bourgeois de Louis-Philippe à nos jours, Seyssel, Champ Vallon, 2011

Le livre : le roi-poire

Comment un simple fruit en est-il venu à représenter à lui seul le règne de Louis-Philippe ? C’est à cette question que Fabrice Erre – qui a soutenu en 2007 une thèse sur la presse satirique en France de 1789 à 1848 et qui s’est fait connaître depuis comme auteur de bandes dessinées – entend répondre au travers de cette étude, à la fois accessible et érudite, qui foisonne d’innombrables représentations piriformes. Ce foisonnement est celui des années 1830-1835, celui des débuts difficiles de la monarchie de Juillet : pour beaucoup de Français, notamment ceux qui, pendant les journées révolutionnaires des Trois Glorieuses (27, 28, 29 juillet 1830), avaient espéré l’avènement d’une république, la révolution de 1830 apparaît comme une révolution confisquée par le nouveau régime de Louis-Philippe. Les opposants politiques, de plus en plus nombreux, profitent au même moment de la libéralisation de la presse promise par la charte révisée de 1830 dont l’article 7 précise : « la censure ne pourra jamais être rétablie ». Les critiques et les moqueries contre le nouveau souverain trouvent à s’exprimer dans les journaux satiriques qui apparaissent à cette époque. Les deux plus célèbres sont La Caricature et Le Charivari, créés par le dessinateur Charles Philipon, respectivement en 1830 et en 1832. Face à cette offensive satirique, le pouvoir réagit par la fermeté : la publication, en 1831, d’une série de caricatures attaquant la politique de Louis-Philippe conduit Philipon devant la cour d’assises. C’est lors de l’audience du 14 novembre 1831 qu’il a l’idée de croquer Louis-Philippe sous la forme d’une poire (Ill.1). Son objectif est de défendre la liberté d’expression en montrant qu’on ne peut être jugé pour une simple ressemblance entre un homme et un fruit.

Ill. 1 : Charles Philipon, « Croquades faites à l’audience du 14 novembre », lithographie publiée en supplément de La Caricature le 24 novembre 1831.
Ill. 1 : Charles Philipon, « Croquades faites à l’audience du 14 novembre », lithographie publiée en supplément de La Caricature le 24 novembre 1831. Source : gallica.bnf.fr

Philipon est finalement condamné. Mais ses croquades, reproduites en supplément de La Caricature le 24 novembre 1831, vont connaître une diffusion sans précédent, au point de saturer les représentations et d’incarner l’opposition au régime jusqu’en 1835. Pourtant, rien ne semblait prédisposer la poire à jouer un tel rôle : avant le procès de Philipon, ce fruit ne semble véhiculer aucune signification particulièrement péjorative. Dans son étude, Fabrice Erre s’emploie à montrer comment la poire, à l’origine anodine, est devenue la « convergence graphique des trois éléments constituant la monarchie de Juillet ». La poire, à la base ventrue, caricature la bourgeoisie, classe sociale dominante du nouveau régime. Son sommet étroit entend également critiquer l’idéologie de cette bourgeoisie et de la monarchie de Juillet : celle d’un « juste milieu » assimilé par ses opposants à un manque de grandeur et une certaine médiocrité. Enfin, bien sûr, la poire incarne la figure du souverain, dont l’image n’a cessé de se dégrader depuis le règne du « roi-soleil » et, surtout, depuis la transformation de Louis XVI en « roi-cochon ».

Cette convergence ne suffit pas à expliquer le succès fulgurant de la poire au début des années 1830 : il faut aussi tenir compte de la simplicité de la silhouette piriforme qui permet d’infinies réutilisations, des dessins d’Honoré Daumier aux graffitis qui se multiplient sur les murs de Paris et des villes de France (Ill. 2). La poire envahit également le langage en donnant lieu à une floraison de jeux de mots qui permettent une critique du nouveau régime : « On dit que la révolution n’a pas porté de fruits. Et la poire ? » peut-on ainsi lire dans La Caricature en janvier 1832.

Ill.2 : « Voulez-vous aller faire vos ordures plus loin, polissons ! », La Caricature, 17 janvier 1833. Source :
Ill.2 : « Voulez-vous aller faire vos ordures plus loin, polissons ! », La Caricature, 17 janvier 1833. Source : gallica.bnf.fr

Le pouvoir monarchique, qui s’inquiète notamment des allusions au régicide qu’on retrouve dans certains dessins (Ill.3), peine à trouver la riposte adaptée. Ses tentatives répétées pour museler la presse satirique ne semblent aboutir qu’à renforcer les attaques. L’attentat de Fieschi qui tente en juillet 1835 d’assassiner le roi à l’aide d’une « machine infernale », permet finalement de justifier le vote de la loi sur la presse du 9 septembre 1835 qui rétablit la censure et soumet la publication des dessins et caricatures à une autorisation préalable. Avec cette loi, bientôt surnommée loi « scélérate » par l’opposition, le « règne de la poire » s’achève.

Ill. 3 : Traviès, « « Ah ! Scélérate de poire pourquoi n’es-tu pas une vérité ! » ou M. Mahieux poiricide », La Caricature, 12 avril 1832. Source :
Ill. 3 : Traviès, « « Ah ! Scélérate de poire pourquoi n’es-tu pas une vérité ! » ou M. Mahieux poiricide », La Caricature, 12 avril 1832. Source : gallica.bnf.fr

Le cours : la poire, un mème au XIXe siècle

Il suffit de poser aux élèves la question suivante : « pourquoi une poire ? ». La réponse sera souvent celle de la ressemblance du fruit avec la figure du roi Louis-Philippe. Or, comme le montre Fabrice Erre, cette ressemblance est loin d’être évidente et n’est finalement qu’un des éléments qui peuvent expliquer le triomphe de la poire.

L’analyse des croquades de Philipon, du contexte de leur création et des raisons de leur succès, permet de présenter aux élèves les tensions des débuts de la monarchie de Juillet et d’appréhender le potentiel déstabilisateur de la satire pour un régime politique. Cet exemple a valeur universelle et le lien peut être établi dans l’esprit des élèves avec la désacralisation de la figure du roi durant la Révolution française et, par la suite, avec les caricatures qui ne cessent de prendre pour cible les personnalités politiques, que ce soit sous forme de poire ou non (Ill. 4) !

Ill. 4 : Wiaz, [Chirac et Balladur], 1995.  Source
Ill. 4 : Wiaz, [Chirac et Balladur], 1995. Source : expositions.bnf.fr

L’étude de Fabrice Erre permet également de se pencher sur l’évolution des techniques de l’information et sur les relations entre pouvoir et médias, de l’invention de l’imprimerie à nos jours. Les poires de Philipon offrent aux élèves un exemple de cette affirmation progressive de la presse comme quatrième pouvoir, en parallèle du développement de la vie démocratique dans la France du xixe siècle.

Surtout, alors que les élèves sont perpétuellement confrontés aux enjeux de la diffusion de l’information sur internet, il peut être intéressant de leur montrer la profonde modernité des usages de la poire durant la monarchie de Juillet. À l’instar des « mèmes » qui se répandent aujourd’hui sur les réseaux sociaux, la poire se caractérise par sa viralité, par la simplicité de sa forme qui permet les modifications et les réutilisations, par son caractère incontrôlable et son imprévisibilité. Comme les mèmes, la poire est une construction commune qui entraîne une véritable compétition créative ; comme eux, elle apparaît et, malgré ses résurgences périodiques, disparaît rapidement, après seulement quelques années de prolifération.

Ill. 5 : Extraits du numéro de La Caricature du 19 janvier 1832. Source :
Ill. 5 : Extraits du numéro de La Caricature du 19 janvier 1832. Source : gallica.bnf.fr

Ce foisonnement peut être directement accessible aux élèves : le site Gallica conserve en effet sous forme numérisée l’intégralité des numéros de La Caricature et du Charivari. Chaque exemplaire de La Caricature, qui paraît à un rythme hebdomadaire à partir de novembre 1830, propose ainsi de brefs articles, de nombreux calembours et des dessins satiriques où apparaît sans cesse le motif de la poire (Ill. 5). Autant d’occasions de confronter les élèves aux sources, en les invitant à replacer les caricatures dans leur publication d’origine et à traquer, comme Fabrice Erre dans son étude, les innombrables représentations piriformes des premières années de la monarchie de Juillet.


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