Comment analyser les photographies des violences coloniales ?

À propos de Daniel Foliard, Combattre, photographier, punir. Empires coloniaux, 1890-1914

Daniel Foliard, Combattre, photographier, punir. Empires coloniaux, 1890-1914, Paris, La Découverte, 2020.

Le livre : photographier la violence en contexte colonial

Entre histoire de la colonisation et histoire de la photographie, Daniel Foliard propose un ouvrage novateur à double titre : non seulement la photographie est considérée comme une source à part entière qui appelle une méthodologie spécifique, mais elle est surtout présentée comme un support majeur des représentations coloniales. Des raisons pour lesquelles la photographie a été prise jusqu’à ses usages (publics ou privés) en passant par les tris effectués dans les collections, Daniel Foliard propose une histoire située de la photographie en contexte colonial.

La phase la plus violente de la colonisation (1890 -1914) coïncide avec la démocratisation de l’appareil photographique portable. Au tournant du siècle, un Britannique sur dix possède au moins un appareil, dont le fameux Kodak Vest Pocket (mis sur le marché en 1912) que de nombreux soldats apportent avec eux dans les colonies. Les photographes, présents depuis le milieu du xixe siècle, particulièrement nombreux à la veille de 1914, utilisent le médium photographique pour documenter ces opérations militaires dites de « pacification ». Le général Gallieni documente ainsi la « pacification » de Madagascar (1894-1895) alors qu’une quinzaine de photographes sont présents au Soudan lors de la dernière charge des cavaliers mahdistes en 1898 contre les troupes anglaises lors de la bataille d’Omdurman (2 septembre 1898). Il s’agit également pour les autorités coloniales d’utiliser la photographie comme un moyen de dissuasion. Le 15 octobre 1896, à Madagascar, le ministre Rainandriamampandry et le prince Ratsimamanga sont exécutés après un procès expéditif. Gallieni espère ainsi envoyer un message aux chefs locaux et tolère à ce titre la présence de photographes lors du châtiment.

Daniel Foliard appelle à dépasser une représentation de la violence coloniale à sens unique – des Européens sur le reste du monde – en montrant comment ces photographies servent également à documenter les violences commises entre Européens. C’est le cas, par exemple, des photographies de Jan van Hoepen montrant les cadavres de soldats britanniques durant la seconde guerre des Boers (1899-1902) qui oppose la Grande-Bretagne aux colons néerlandais sur le territoire de l’actuelle Afrique du Sud. L’exposition photographique de ces corps meurtris permet aux « Boers » (colons néerlandais) de révéler la faiblesse de l’armée britannique dans un conflits où les deux belligérants possèdent, à armes égales, de nombreux appareils photographiques.

Ce sont également des photographes européens qui diffusent certains clichés dénonçant les exactions coloniales. C’est le cas, par exemple, de la célèbre photographie prise par le couple de missionnaires, Alice Seeley et John Harris au Congo en 1904, exposant les mains coupées par les exploitants belges pour punir les travailleurs congolais. Ce cliché, maintes fois reproduits met en scène trois Congolais entourés de deux Européens qui ne sont pas ici les tortionnaires mais bien les dénonciateurs. Appuyée par le medium photographique, la campagne menée par la Congo Reform Association ouvre la voie à une critique médiatisée des exactions belges au Congo.

En définitive, l’une des forces de l’ouvrage est de présenter la photographie non pas comme une illustration ou une preuve mais bien comme un processus dans lequel l’idée de la photographie comme instant de vérité fait long feu. En effet, plusieurs clichés sont le résultat d’une mise en scène soignée dont la terrible photographie de couverture pour laquelle une analyse particulièrement éclairante est proposée en conclusion. De même, les contemporains ne sont pas naïfs et savent que les photographies ont été parfois retouchées comme support pour le dessin et la gravure dans de nombreux journaux comme l’Illustration.

Le cours : travailler la photographie comme document d’histoire

Le livre de Daniel Foliard permet d’aborder la photographie comme un document d’histoire et non comme une simple illustration ou une preuve par l’image. Les élèves peuvent être portés à croire que la photographie tient lieu de preuve car à la différence de la peinture, du dessin ou de la gravure, la photographie est censée représenter un évènement qui a eu lieu devant le photographe. Cet effet de réel est pourtant un leurre et les règles classiques d’analyse de document en histoire (source, auteur, nature, destinataire, information) doivent permettre aux élèves de comprendre que les photographies ne sont pas prises au hasard et qu’elles sont conservées, diffusées (ou pas) en fonction des intentions des photographiés, du photographe et de tous ceux qui ont intérêt à montrer les photographies.

Cette critique attentive de la photographie comme document d’histoire est particulièrement utile lorsqu’il s’agit d’aborder des photographies violentes comme celles de la Shoah ou du génocide arménien. Dans le contexte de la colonisation française en Afrique, l’analyse d’une photographie tirée de l’ouvrage de Daniel Foliard permet d’aborder les différentes significations de la violence photographiée.

« L’expédition du Dahomey – incinération des cadavres dahoméens après la bataille de Dogba », gravure d’après photographie, L’Illustration, 19 novembre 1892, p. 1, © D.F
« L’expédition du Dahomey – incinération des cadavres dahoméens après la bataille de Dogba », gravure d’après photographie, L’Illustration, 19 novembre 1892, p. 1, © D.F

Cette gravure d’après photographie est parue le 19 novembre 1892 dans le journal L’Illustration. La photographie à l’origine de la gravure a été prise durant la seconde guerre du Dahomey (actuel Bénin) durant laquelle les troupes françaises combattaient la résistance armée du chef Béhanzin. Au terme de ces affrontements, les cadavres ennemis étaient parfois brûlés sur le champ de bataille pour éviter des épidémies. Le photographe qui accompagnait les troupes françaises a vraisemblablement cadré et mis en scène son cliché en déplaçant un cadavre de combattant dahoméen, au premier plan, dans une position dégradante.

L’identité exacte du photographe n’est pas connue. Il s’agit peut-être d’un militaire qui a choisi de photographier ce charnier pour terroriser les populations civiles en leur montrant cette photographie – une pratique alors courante lors des opérations militaires en Afrique. Mais cette mise en scène est peut-être le fait d’un journaliste, Abel Tinayre, envoyé par le journal Le Monde Illustré, comme le pense Daniel Foliard. La photographie a été retouchée par un graveur qui a modifié l’arrière-plan et rajouté la fumée pour donner aux lecteurs du journal l’illusion que la scène était à peine achevée.

La publication de cette gravure dans le journal L’Illustration ne signifie pas l’adhésion du public français à cette violence comme le révèlent certaines réactions critiques dans le courrier des lecteurs du journal. Quelques années plus tôt, la publication dans le même journal de photographies de combattants africains décapités à Bakel (Sénégal) avait entraîné la réaction indignée d’une partie de l’opinion publique en France. Georges Clemenceau, qui avait consulté ces clichés, avait dénoncé les violences exercées par des militaires français qualifiés d’« anthropophages » dans un article écrit en première page de son journal La Justice.

Cette gravure ne saurait être à elle seule la preuve illustrée d’une colonisation brutale – ce que nous sommes portés d’emblée à y voir - mais renvoie à différents usages et interprétations de la part des contemporains. En effet, la même photographie à l’origine de cette gravure répond à des intentions et des lectures très différentes : terroriser les populations africaines, envoyer un « scoop » à un journal illustré, retoucher une photographie pour la rendre plus spectaculaire ou dénoncer la violence des militaires français. Ces différentes significations doivent rappeler aux élèves qu’une photographie n’est jamais une preuve par elle-même en histoire si elle ne fait pas l’objet d’une analyse critique.


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