Mise au point : Manon Roland, femme politique
Jeanne Marie Phlipon naît à Paris le 25 mars 1754. Issue du milieu de l’artisanat, élevée en grande partie par son père maître graveur, elle perfectionne son éducation par des lectures variées, les auteurs de l’antiquité comme Plutarque aux philosophes des Lumières avec Rousseau. Elle épouse en 1780 Jean-Marie Roland de La Platière, économiste et inspecteur des manufactures de vingt ans son aîné. Les époux Roland s’enthousiasment, dès 1789, pour les événements révolutionnaires auxquels ils prennent part d’abord à Lyon, puis à Paris où ils s’installent en février 1791. Manon Roland fonde alors son salon rue Guénégaud qui accueille au début de la Révolution des députés jacobins comme Pétion et Robespierre, et qui devient progressivement un espace de sociabilité girondine où se croisent journalistes, écrivains et hommes politiques, à l’image de Fauchet ou Brissot. Les girondins (alors nommés péjorativement les « brissotins » ou les « rolandins ») désigne un groupe politique qui devient majoritaire à l’Assemblée législative de 1791. Entre 1791 et 1793, opposés aux Montagnards, ils s’engagent en faveur de l’entrée en guerre de la France contre ses ennemis européens, prônent un libéralisme économique et expriment une défiance envers le mouvement populaire parisien.
Alors que la carrière politique de Roland prend son envol – ce dernier exerce la fonction de ministre de l’Intérieur à deux reprises et s’impose comme chef de file des Girondins –, le salon de Manon Roland est la cible de nombreuses attaques. Il est ainsi accusé d’être une officine girondine, dominé par une femme influente, où se tramerait en coulisse des cabales politiques. Ces fantasmes s’arriment à un discours républicain largement diffusé stigmatisant l’influence des salonnières de l’ancien Régime et opposant aux espaces privés du salon l’espace public des assemblées.
La nécessaire déconstruction des stéréotypes misogynes sur l’influence « occulte » des femmes dans les sphères du pouvoir, ne doit pas conduire à minimiser l’engagement de Manon Roland. Celle-ci joue indéniablement un rôle actif dans l’élaboration de la politique de la Gironde qui connait son apogée au printemps 1792, un courant politique dont elle n’est pas seulement une « égérie » cantonnée à un rôle de « muse » et inspiratrice des hommes qui l’entourent. Elle participe ainsi activement au projet de fédération des sociétés populaires, puis des clubs politiques de département. Après la fuite du Roi et son arrestation à Varennes le 22 juin 1791, elle fait campagne en faveur de l’établissement d’une république. Son mari nommé ministre le 23 mars 1792, elle le seconde dans ses activités politiques et participe à la rédaction de circulaires officielles et de lettres, notamment la célèbre lettre au roi le 10 juin 1792. Cet investissement, à la fois réel et largement exagéré par ses ennemis, lui est fatal. Le 2 juin 1793, dans le contexte de la lutte des factions entre Girondins et Montagnards, vingt-et-un députés girondins sont arrêtés. Madame Roland est elle-même incarcérée. Accusée d’avoir encouragée l’insurrection fédéraliste de l’été 1793 pendant laquelle plusieurs départements se révoltent contre la Convention montagnarde, elle est traduite en justice le 8 novembre 1793. Après un procès expéditif, elle est condamnée et exécutée le même jour. En prison, en l’attente de son procès, elle rédige ses Mémoires où elle tente de répondre aux attaques dont elle fut l’objet.
Document : extrait des Mémoires particuliers de Mme Roland : suivis des notices historiques sur la Révolution... et des derniers écrits et dernières pensées, Paris, Firmin-Didot frères, 1847, p. 270
« Il devint ministre ; je ne me mêlai point de l’administration : mais s’agissait-il d’une circulaire, d’une instruction, d’un écrit public et important, nous en conférions suivant la confiance dont nous avions l’usage ; et, pénétrée de ses idées, nourrie des miennes, je prenais la plume, que j’avais plus que lui le temps de conduire. Ayant tous deux les mêmes principes et un même esprit, nous finissions par nous accorder sur le mode, et mon mari n’avait rien à perdre en passant par mes mains. Je ne pouvais rien exprimer, en fait de justice et de raison, qu’il ne fût capable de réaliser ou de soutenir par son caractère et sa conduite, et je peignais mieux qu’il n’aurait dit ce qu’il avait exécuté ou pouvait promettre de faire. Roland, sans moi, n'eût pas été moins bon administrateur ; son activité, son savoir, sont bien à lui, comme sa probité ; avec moi il a produit plus de sensation, parce que je mettais dans ses écrits ce mélange de force et de douceur, d’autorité de la raison et de charmes du sentiment qui n’appartiennent peut-être qu’à une femme sensible, douée d’une tête saine. Je faisais avec délices ces morceaux que je jugeais devoir être utiles, et j’y trouvait plus de plaisir que si j’en eusse été connue pour l’auteur. Je suis avide de bonheur ; je l’attache au bien que je fais, et je n’ai pas même besoin de gloire ; je ne vois dans ce monde de rôle qui me convienne que celui de la Providence. Je permets aux malins de regarder cet aveu comme une impertinence, car il doit y ressembler ; mais ceux qui me connaissent n’y verront rien que de sincère comme moi-même. »
Éclairages : « Les paradoxes d’une femme de l’ombre »
Remarquable témoignage sur la vie politique révolutionnaire, les Mémoires de Manon Roland sont aussi l’occasion pour elle de livrer sa version sur le rôle qu’elle exerça auprès de son mari ministre. Le travail de l’ombre réalisé par les épouses d’hommes politiques est bien souvent invisibilisé et effacé de l’histoire. Dans le cas de Manon Roland, il fut au contraire exagéré et dénoncé pour mieux affaiblir politiquement son époux. Pour tenter de se défendre face à ces critiques tout en assumant publiquement la rédaction de textes politiques, Madame Roland élabore une rhétorique complexe. Cette dernière témoigne de sa tentative de déjouer les normes sexuées qui enserrent les femmes révolutionnaires de son époque.
D’une part, elle insiste sur le caractère fusionnel de son couple : « Ayant tous deux les mêmes principes et un même esprit, nous finissions par nous accorder sur le mode, et mon mari n’avait rien à perdre en passant par mes mains ». En se présentant comme une véritable associée de son mari avec qui elle partage une complicité intellectuelle, Manon Roland entend ainsi montrer qu’elle ne fut ni une femme d’influence qui exerça une emprise sur un mari faible, ni une simple exécutante. Elle trace ainsi une autre voie conjugale possible, refusant de présenter son couple comme traversé par des rapports de pouvoir et de rivalité.
D’autre part, elle insiste sur le caractère complémentaire entre ses qualités et celles de son époux. Elle semble ici reprendre à son compte le discours, très largement diffusé à l’époque révolutionnaire, sur la complémentarité entre les femmes et les hommes qui vient généralement masquer une division hiérarchique des rôles sexués. Mais, alors que ce discours attribue aux hommes la maîtrise de la raison et décrit les femmes comme soumises au régime des émotions, Manon Roland cherche à redéfinir cette complémentarité de manière plus égalitaire : « Roland, sans moi, n’eût pas été moins bon administrateur ; son activité, son savoir, sont bien à lui, comme sa probité ; avec moi il a produit plus de sensation, parce que je mettais dans ses écrits ce mélange de force et de douceur, d’autorité de la raison et de charmes du sentiment qui n’appartiennent peut-être qu’à une femme sensible, douée d’une tête saine ». Cet extrait témoigne de la volonté de Roland de desserrer un double étau normatif. Elle cherche à nouveau à se défaire de son image de femme d’influence en rappelant l’autonomie de son mari de manière à ne pas le déviriliser. Mais elle souligne également que son apport, loin de se limiter aux « charmes du sentiment » d’une « femme sensible », est bien aussi d’ordre intellectuel. Plus encore, elle finit par se décrire comme réunissant en sa personne les attributs des deux sexes, individu complet capable (contrairement à son époux) de manier autant la raison que le registre des sentiments.
Contrairement à d’autres figures de la nébuleuse girondine comme Olympe de Gouges ou Condorcet, Manon Roland n’a jamais tenu de propos féministes. Comme de nombreux républicains, elle reprend à son compte l’idéal rousseauiste d’une division des rôles sexués qui limitent l’action des femmes à la sphère familiale et privée. À plusieurs reprises, elle s’est exprimée pour affirmer que l’état des mœurs ne permet pas aux femmes d’influer ouvertement sur la vie politique. Pour autant, – et c’est bien là le principal paradoxe qui anime Manon Roland –, son goût pour la chose publique, son instruction et son talent de femme de lettres engagée la conduit à ne pas s’imposer à elle-même ce retrait total dans la sphère privée. Sans jamais remettre en cause la domination vécue par les femmes dans la société révolutionnaire, elle se perçoit comme une femme d’exception, capable de s’extraire de la condition de son sexe. Cette stratégie de la femme d’exception, utilisée par d’autres femmes auteures comme plus tard Madame de Staël, l’oblige ainsi à de désolidariser des autres femmes pour tenter d’exister dans un monde d’hommes.
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