1517, Luther ouvre le temps des Réformes

Le 31 octobre 1517, Luther rend publiques ses thèses contre le commerce des indulgences. Sa critique, d’abord circonscrite à une vision marchande du salut, s’étend par la suite au pape et à l’Église de Rome dans son ensemble. La diffusion massive des thèses par le biais de l’outil imprimé transforme cet acte de rupture en évènement médiatique et ouvre la voie à une publicisation des idées de la Réforme.

Le cours

Martin Luther, préface au premier tome des Œuvres complètes en latin, Wittenberg, 1545

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Ill. 1 : Les 95 thèses (ici édition de Nuremberg, 1517), imprimées sous forme de placard, connaissent de nombreuses réimpressions assurant sa large diffusion.
Ill. 1 : Les 95 thèses (ici édition de Nuremberg, 1517), imprimées sous forme de placard, connaissent de nombreuses réimpressions assurant sa large diffusion. Source : Wikipédia
Vente d’indulgences par le pape assimilé à l’Antéchrist, gravure de Lucas Cranach (1521).
Vente d’indulgences par le pape assimilé à l’Antéchrist, gravure de Lucas Cranach (1521). Source : Wikipédia
Sommaire

Mise au point : les 95 thèses de Luther, point de départ de la Réforme protestante ?

Le 31 octobre 1517, veille de la Toussaint, le moine augustin et professeur de théologie à l’université de Wittenberg, Martin Luther, angoissé par le péché et inquiet pour son salut fait placarder ses 95 thèses contestant le pouvoir des indulgences sur la porte de l’église du château. Ce geste fondateur est considéré comme l’acte de naissance des Réformes religieuses. Mais cet évènement s’est-il vraiment déroulé ? Et en quoi constitue-t-il un geste de rupture avec l’Église de Rome, ouvrant la voie au schisme protestant ?

En 1516, le pape Léon X lance dans plusieurs provinces allemandes une vaste campagne d’indulgences destinée à financer l’édification de la basilique Saint-Pierre de Rome. Dans ses diocèses de Magdebourg et de Mayence, l’archevêque Albert de Brandebourg supervise les opérations de collecte et charge le dominicain Johannes Tetzel de la prédication des indulgences. À l’origine, l’obtention de ces dernières nécessitait des fidèles qu’ils confessent leurs fautes et montrent leur repentir par des actes de piété. À la fin du Moyen Âge, cependant, la papauté autorise le commerce d’indulgences contre une rémission (totale ou partielle) des peines que les croyants encourent au Purgatoire. Cette économie très lucrative croît rapidement, à la faveur du media imprimé qui permet la reproduction démultipliée de lettres d’indulgences (Ill. 2, vente d’indulgences par le pape). À Wittenberg, capitale de la Saxe électorale où réside Luther, les croyants peuvent, dès 1510, acquérir des indulgences délivrées le jour de la Toussaint. La campagne menée par Tetzel ne constitue donc pas une nouveauté dans l’Empire, mais le dominicain se distingue par des méthodes de vente agressives concernant son « offre de salut », élargissant notamment la rémission des péchés aux âmes défuntes.

Luther, comme d’autres théologiens ou humanistes avant lui (Jean Hus, Érasme), est scandalisé par ces pratiques qui reviennent, selon lui, à considérer que le salut peut être monnayé comme une marchandise et qu’il suffit de « s’acheter le ciel ». Dans les 95 thèses qu’il rédige à l’automne 1517, il s’en prend avec virulence à ce trafic qui éloigne les croyants de la prédication de l’Évangile, les incite non plus à craindre le péché mais à fuir un repentir sincère et les détourne des pratiques charitables (puisqu’ils préfèrent donner leur argent à l’Église plutôt qu’aux pauvres dans le besoin). Il estime par ailleurs que le pape n’a pas le pouvoir d’absoudre les pécheurs de leurs peines après la mort, prérogative ne revenant qu’à Dieu.

Rédigées dans un latin universitaire et à destination des professionnels des questions religieuses (clercs et théologiens), les 95 thèses ne sont sans doute pas placardées, à coups de marteau furieux et provocateurs, par Luther lui-même, bien que cet acte de rupture symbolique lui soit attribué, plusieurs décennies plus tard, par ses disciples. Certains historiens concluent donc à un non-évènement. Le format d’impression des thèses (environ 38 cm de haut et 26 de large) tout comme son inscription dans des pratiques codifiées du débat universitaire rendent cependant plus que probable son affichage sur les portes de l’église du château car celles-ci servaient régulièrement de lieu de discussions académiques (remises des diplômes, discours de rentrée, etc.).

Surtout, l’extraordinaire diffusion des thèses par l’imprimerie en fait un évènement médiatique sans précédent. Le même jour que leur affichage supposé, Luther adresse ses thèses à Albert de Brandebourg. Des exemplaires sont aussi envoyés à Nuremberg, Leipzig ou Bâle, pour être réimprimés en série et assurer une large diffusion du message luthérien (Ill. 1, Les 95 thèses, édition de Nuremberg, 1517). À la fin de l’année 1518, de nombreuses éditions circulent, en latin comme en allemand. Ce succès éditorial inédit révèle que les échanges doctrinaux, jusque-là réservés au seul monde des clercs, intéresse toujours plus de chrétiens. Soucieux de s’adresser au plus grand nombre (et non plus aux seuls représentants de l’élite cléricale), Luther prend soin de vulgariser, en allemand, ses principales idées. Au cours des années qui suivent, il ne cesse plus d’user du media imprimé pour gagner l’opinion publique à sa cause en s’appuyant, dans sa lutte contre le pape, sur le sentiment d’appartenance à la culture germanique.

La publication des 95 thèses est à l’origine d’un procès en hérésie contre Luther et à la tenue de plusieurs débats théologiques, au cours desquels ce dernier précise et accentue sa critique doctrinale contre Rome, une réflexion qui jettera les bases de la Réforme. Excommunié par l’Église et mis au ban de l’Empire dès 1521, Luther, dont le message réformateur est désormais connu à l’échelle de l’Europe, n’est pas moins en mesure de conduire, au sein d’une nouvelle Église, les réformes religieuses qu’il juge nécessaires.

Document : Martin Luther, préface au premier tome des Œuvres complètes en latin, Wittenberg, 1545

Quand, donc, l’an 1517, on se mit à vendre (j’ai voulu dire publier) des indulgences dans nos régions, au moyen du plus honteux trafic, moi qui étais alors prédicateur et, comme on dit, frais émoulu docteur en théologie, je commençai à en détourner les fidèles et à les dissuader de prêter l’oreille aux clameurs des vendeurs d’indulgences, d’autant, leur disais-je, qu’ils avaient mieux à faire. Et en tout cela, j’étais persuadé d’avoir la caution du pape, et je m’appuyais avec force sur sa fiance* lui qui, dans ses décrets, condamne sans détours les excès des questeurs (comme il appelle ceux qui prêchent les indulgences).

J’écrivis par la suite deux lettres, La première à Albert, archevêque de Mayence, qui reçut la moitié de l’argent des ventes des indulgences – l’autre moitié étant pour le pape, chose qu’à cette date j’ignorais –, la seconde à (…) Jérôme, évêque de Brandebourg, leur demandant de mettre fin à l’impudence et au blasphème des questeurs... Mais on ne se soucia guère du pauvre petit frère ! Dédaigné de la sorte, je décidai de publier le placard de la dispute, accompagné d’un discours en allemand sur les indulgences. (…).

Autant avoir renversé le ciel et mit le feu au monde entier ! Me voilà accusé auprès du pape, on m’envoie une citation à comparaître à Rome, et la papauté toute entière se dresse contre moi seul. Ces évènements se produisirent durant l’année 1518, lors de la diète de Maximilien célébrée à Augsbourg, à laquelle participait le cardinal Cajétan en tant que légat du pape. Le très illustre duc Frédéric de Saxe, prince-électeur, alla intercéder ma cause auprès de lui, et obtint que je ne sois pas forcé de me rendre à Rome, mais que le cardinal lui-même, m’ayant convoqué, étudie mon cas et le juge. (…).

Entre-temps, comme tous les Allemands se lassaient des pillages subis, des trafics et des impostures infinies des charlatans romains, ils attendaient, l’esprit inquiet, que l’on tranche sur ce sujet d’une telle importance, que jusqu’ici personne, ni évêque, ni théologien, n’avait osé s’y frotter. Et, d’une certaine manière, cette faveur populaire me donnait des ailes, car on haïssait désormais tous les artifices et manèges romains avec lesquels ils avaient abreuvé et accablé le monde entier.

*sur sa fiance : sur la confiance que j’avais en lui

Martin Luther, préface au premier tome des Œuvres complètes en latin, Wittenberg, 1545

Éclairages : 1517, du point de bascule au lieu de mémoire

Cet extrait de ses Œuvres complètes en latin, permet d’illustrer la manière dont Luther, près de 40 ans après la publication de ses thèses et alors qu’il est devenu le Père fondateur d’une Réforme protestante adoptée dans de nombreux territoires européens, se remémore les évènements qui ont concouru à sa rupture avec Rome. Dans cette préface à l’édition complète de ses œuvres, celui qui est devenu, selon les points de vue, l’hérésiarque ou le nouveau prophète le plus connu de la Chrétienté, élabore un récit des origines et cultive le souvenir de sa prise de position contre le commerce des indulgences. Ce n’est pourtant pas la première fois que Luther revient sur les évènements de 1517 en les présentant comme un point de bascule dans le mouvement des Réformes. Le 1er novembre 1527, attablé chez lui en compagnie de son proche ami et collaborateur, Justus Jonas, il porte lui-même un toast pour célébrer les dix ans de son premier combat pour la restauration de la « vraie doctrine ». C’est cette date (le 31 octobre) qui est aussi choisie, en 1617, pour célébrer le centenaire de la Réforme et qui, aujourd’hui encore, est retenue comme un jour férié dans les pays de confession luthérienne.

Mais ce passage ne contribue pas seulement à ériger l’année 1517 au rang de lieu de mémoire. Luther s’emploie ici à rappeler que sa première intention n’était pas de rompre avec Rome et de provoquer un schisme religieux (« j’étais persuadé d’avoir la caution du pape, et je m’appuyais avec force sur sa fiance, lui qui, dans ses décrets, condamne sans détours les excès des questeurs (comme il appelle ceux qui prêchent les indulgences »). Il s’agissait avant tout d’alerter ses autorités de tutelle (l’archevêque, l’évêque, le pape) du danger que représentaient, pour le salut des croyants, les abus perpétrés par les prédicateurs d’indulgences. C’est l’indifférence puis l’hostilité violente des autorités ecclésiastiques à son encontre qui le poussent à se rebeller contre Rome. Luther en profite ici pour présenter son combat comme celui de David contre Goliath (le « pauvre petit frère » face à « la papauté toute entière se dressant contre lui »). En filigrane, il oppose l’idéal d’austérité de son ordre mendiant (les Ermites de Saint-Augustin), à la vénalité du pape et des prélats, qui s’enrichissent personnellement de la vente des biens du salut.

Il n’oublie pas non plus d’évoquer la dimension politique que prend vite l’affaire. C’est grâce, en effet, à l’intervention du prince-électeur de Saxe que Luther évite d’être traduit en justice à Rome. Par ailleurs, l’empereur vieillissant, Maximilien Ier, a besoin du soutien de ce prince pour assurer l’élection de son petit-fils (le futur Charles V) à sa succession. À la mort de Maximilien, en janvier 1519, le procès de Luther pour hérésie s’accélère. Menacé d’excommunication en juin 1520, il est déclaré hérétique six mois plus tard. Lors de la diète de Worms, en 1521, Luther, comparaissant devant le nouvel empereur, refuse de se rétracter et est mis au ban de l’Empire. Devenu hors-la-loi religieux et politique, il bénéficie cependant toujours de la protection de Frédéric de Saxe, qui devient l’un des champions de la Réforme luthérienne.

À cette date, Luther a développé un véritable système théologique dont les principaux dogmes (salut par la foi, autorité exclusive des Écritures, sacerdoce universel, etc.) s’opposent à l’autorité de l’Église romaine, laquelle se pose en intermédiaire entre les Écritures et les croyants. Le media imprimé, véritable outil de communication de masse, relaie ses idées dans ce que l’on peut décrire comme la « première campagne de presse de l’histoire ». Le message réformateur est porté par cette révolution médiatique, qui permet à toujours plus de croyants de s’intéresser aux questions du salut. Mais si Luther n’a pas tort de souligner que son mouvement est porté par une grande « faveur populaire », il convient aussi de rappeler que l’Église romaine conserve de nombreux défenseurs. L’existence d’Églises chrétiennes concurrentes plonge alors l’Empire puis l’Europe dans un cycle de violences et de guerres de religions perpétrées « au nom de Dieu ».

Citer cet article

Marion Deschamp , « 1517, Luther ouvre le temps des Réformes », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 08/07/22 , consulté le 19/04/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/21909

Bibliographie

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Arnold Mathieu, Lehmkühler Karsten, Viard Marc (éd.), « La vie toute entière est pénitence… ». Les 95 thèses de Martin Luther (1517), Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 2018

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